"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale." J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat...

21 avril 2013

De Sainte-Croix de Guingamp à Saint-Rion : itinéraire de chanoines réguliers à la fin du XIIe siècle



 En marge de travaux menés sur les saints de l’abbaye de Beauport, les origines et la destinée de la communauté canoniale antérieure, installée sur l’île Saint-Rion, font ci-dessous l’objet d’une nouvelle tentative d’éclairage dont les conclusions provisoires s’avèrent déjà prometteuses : ces chanoines venaient vraisemblablement de Sainte-Croix de Guingamp et la proximité de l’abbaye dont ils étaient sortis avec la cour comtale ne les désignait probablement pas comme les plus aptes à renouer avec une forme de vie semi-érémitique.


La filiation victorine de Saint-Rion s’avère indirecte et méconnue : elle passe en effet vraisemblablement par Sainte-Croix de Guingamp, à qui une bulle de 1190 reconnaît à cette date la possession de l’île de Guirguenis[1] ; l’abbaye guingampaise avait reçu en 1134 son abbé et ses premiers chanoines de Bourg-Moyen, à Blois[2], laquelle suivait depuis 1122 la règle augustinienne[3] selon l’usage de Saint-Victor de Paris[4]. Il faut donc reconnaître des chanoines de Sainte-Croix établis sur l’île Saint-Rion dans « les frères de ce lieu » (fratribus illius loci), qui sont les bénéficiaires d’une donation d’Alain, fils du comte Henri, en 1189 ou 1190[5], de même qu’il convient de noter que, dans cet acte, il n’est pas (encore) question d’une abbaye. L’établissement d’une communauté canoniale dotée d’une véritable autonomie paraît être de peu postérieur ; mais l’acte qui rapporte cette fondation n’est malheureusement pas daté : outre qu’il est attesté, entre autres signataires, par l’abbé de Sainte-Croix, on y trouve la confirmation du nom porté par l’île (Guirvinil, probable cacographie pour *Guirvinis)[6], qui figure à nouveau dans les actes relatifs aux débuts de Beauport (Guervenes)[7]. Ces différentes leçons du toponyme, corroborées en 1198 par la forme hypercorrigée de la chancellerie épiscopale (Karoennes)[8], orientent, comme le suggère B. Tanguy, vers une étymologie « île rude » (*Garvenez)[9], qui n’est pas sans rappeler le nom d’« île sauvage » (Gueldenes), donné par l’hagiographe de Maudez à l’espace sanctifié par son héros : ainsi apparaît entre les deux lieux concernés, au-delà de ce qui concerne leur commune destinée religieuse, une nouvelle expression de ce que l’on pourrait désigner comme un ‘jumelage’. 

Par ailleurs, l’explication du départ des chanoines de Saint-Rion telle qu’elle est donnée par l’abbé Tresvaux —« ne s'étant sans doute pas trouvés bien, ils se seront en allés »— mérite peut-être mieux que la raillerie suscitée par son apparent simplisme[10] : en effet, à l’époque de la fondation de l’abbaye insulaire, les chanoines de Sainte-Croix étaient à Guingamp, comme ceux de Bourg-Moyen, à Blois, ou de Saint-Victor, à Paris, les héritiers d’une tradition déjà vieille de plus d’un demi-siècle de vie urbaine, ou du moins péri-urbaine. Le renfermement sur une île de la côte nord, sans doute voulu par ceux d’entre eux que tentait une expérience semi-érémitique, inspirée du « modèle de sainteté » proposé par l’hagiographe de Maudez et, peut-être, par la tradition populaire relative à Rion, était très éloigné du mode de vie qui avait cours dans les parages immédiats de la cour comtale : on sait qu’à l’instar de ce qui s’observait à Paris ou à Blois où les chanoines de Saint-Victor et de Bourg-Moyen bénéficiaient des faveurs des souverains et des puissants, Moyse, qui succéda à Jean comme abbé de Sainte-Croix, était le chapelain de Havoise[11], épouse du comte Etienne et que les chanoines disposaient en ville, à côté de la porte de Rennes, d’une maison qui avait jadis appartenu à la comtesse[12]. Au surplus, comme l’a souligné avec finesse Stéphane Morin, les chanoines de Saint-Rion avaient commis une « erreur fatale » en installant leur abbaye sur l’île, leur activité, autant pastorale qu’économique, ayant évidemment besoin de disposer d’une solide « assiette continentale » ; cette mésaventure allait à l’évidence servir de leçon à leurs successeurs, car on constate que « le domaine maritime de Beauport n’était que le prolongement de ses possessions terriennes »[13].

Si l’on souhaite, au-delà des arguments avancés ci-dessus, une confirmation de l’origine guingampaise de la communauté canoniale installée sur l’île Saint-Rion, il suffit de constater que les différends qui devaient  par la suite opposer les chanoines de Sainte-Croix et ceux de Beauport tenaient exclusivement aux possessions et aux droits réclamés par les premiers aux seconds dans les paroisses de Plouézec et de Pordic : en faisant bon marché, au profit de Beauport, des biens jadis accordés à Sainte-Croix dans les paroisses en question par ses grands-parents, le comte Etienne et la comtesse Havoise, comme on l’a dit, et  aussi par son père, le comte Henri[14], Alain s’était rendu coupable d’une véritable spoliation, à l’instar de celle dont, au point de vue de son autorité diocésaine, l’évêque de Dol, déjà affaibli par la récente condamnation de ses prétentions métropolitaines, avait eu à pâtir ; cependant, s’agissant là d’aspects avant tout matériels, les deux abbayes augustiniennes semblent être parvenues à liquider leur contentieux sans dommages excessifs, mais au prix de procédures étalées sur près d’un demi-siècle[15].



©André-Yves Bourgès 2013


[1] Dom H. Morice, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire… de Bretagne, t. 1, Paris, 1742, col. 718.
[2] Gallia Christiana, 2e édition, t. 8, Paris, 1744, col. 1390. Le premier abbé de Sainte-Croix fut Jean qui, élu en 1143 au siège épiscopal d’Alet, déménagea celui-ci sur l’îlot de Saint-Aaron et assujettit le chapitre cathédral à la règle de saint Augustin selon l’usage victorin.
[3] Ibidem, « Instrumenta », col. 420-421.
[4] F. Bonnard, Histoire de l’abbaye royale et de l’ordre des chanoines réguliers de Saint-Victor de Paris. Première période (1113-1500), Paris, s.d. [1904], p. 175-176, 183, 252.
[5] J. Geslin de Bourgogne et A. de Barthélemy, Anciens évêchés de Bretagne, t.  4, Paris-Saint-Brieuc, 1864, p. 9.
[6] Ibidem, p. 8.
[7] Ibid.,  p. 46 et 53.
[8] Ibid., p. 10
[9] B. Tanguy, Dictionnaire des  noms de communes, trèves et paroisses des Côtes d’Armor, Douarnenez, 1992, p. 206
[10] J. Geslin de Bourgogne et A. de Barthélemy, Anciens évêchés de Bretagne, t.  4, p. 15, n. 2.
[11] Dom H. Morice, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire… de Bretagne, t. 1, col. 681.
[12] Ibidem, col. 718.
[13] S. Morin, Trégor, Goëllo, Penthièvre. Le pouvoir des comtes de Bretagne du XIe au XIIIe siècle, Rennes, 2010, p. 313.
[14] Dom H. Morice, Mémoires pour servir de preuves à l’histoire… de Bretagne, t. 1, col. 661-662 et 718.
[15] Ibidem, col. 782 et 943-944.


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