Au témoignage de Jonas, qui le présente comme le fils
d’un certain « prêtre de paroisse », nommé Winioc, lui-même proche de la
communauté de Luxeuil,
le troisième successeur de Colomban à la tête du monastère de Bobbio s’appelait
Bobolène (Bobolenus). Avec ses
différentes variantes, ce nom, porté notamment par un dux armoricain qui exerça la charge de référendaire de la reine
Frédégonde,
était particulièrement répandu aux temps mérovingiens : pour rester dans
la sphère hagio-ecclésiastique, outre plusieurs bénéficiaires laïques de
miracles obtenus par l’intercession de saints contemporains, notamment
limousins – Yriex, Pardoux – ou bien encore de saint Germain de Paris, on
connaît l’existence à cette époque de différents membres du clergé nommés
Bobolène, dont un diacre à la destinée tragique, célébré par Venance Fortunat,
un ou plusieurs abbés de Saint-Bénigne de Dijon, un abbé de Stavelot et deux
évêques de Vienne. On a estimé que ce nom avait « été particulièrement en vogue
chez les moines colombaniens » :
ce serait la raison pour laquelle l’interpolateur de l’office de saint
Babolein, fondateur de l’abbaye des Fossés, a imaginé de faire venir celui-ci
de Luxeuil, ce qui n’est nullement assuré. Il n’est pas non plus certain que le
Bobolène qui, vers les années 680-690, a composé l’hagiographie de saint
Germain de Grandval [BHL 3467], appartenait à la communauté luxovienne ;
plusieurs chercheurs n’ont pas hésité cependant à l’identifier avec l’abbé de
Bobbio :
il faudrait alors imaginer pour ce dernier un scénario de démission de sa charge
abbatiale, de retour dans sa communauté monastique d’origine et surtout admettre
une exceptionnelle longévité du personnage. Enfin, notons que cette popularité
anthroponymique a évidemment trouvé un écho dans la toponymie .
Le nom de Winioc (Winiocus)
semble quant à lui britonnique : en tout
état de cause, c’est le même nom qui est entré en composition en Bretagne dans
les toponymes Lanvignec et Tréguignec, succursales d’enclaves de l’évêché de
Dol dans celui de Tréguier ; à noter qu’en dépit de leçons qui figurent dans
certains manuscrits, son assimilation au
nom Win(n)oc n’est nullement acquise du point de vue philologique. Par ailleurs,
comme le souligne Gérard Moyse à propos des deux miracles du fondateur de
Luxeuil qui mettent en scène le père de Bobolène, « ces faits se déroulaient
bien après l'installation de Colomban à Luxeuil et il est impossible de savoir
si ce Winiocus au nom celtique était là avant 570-590, ou s'il arriva dans les
bagages de Colomban ».
Jonas au demeurant ne nous dit rien des origines du personnage – dont le nom
pouvait après tout être indépendant de son appartenance ethno-géographique – ni
du lieu où il exerçait son presbyteratus.
Il n’est même pas sûr que la paroisse en question fût située dans les parages
immédiats de Luxeuil : Jonas, en effet, indique que Winioc, à l’occasion
de sa deuxième visite sur place, était resté passer la nuit au monastère,
ce qui est peut-être l’indice que sa demeure en était assez éloignée.
***
Nous disposons d’un éloge versifié sous forme
abécédaire de l’abbé de Bobbio [BHL 1387],
texte que Dag Norberg,
suivi par Michael Richter,
a daté du VIIe siècle, mais dont de nombreux autres chercheurs,
depuis son premier éditeur scientifique, Ernst Dümmler, ont situé l’époque de la
composition au IXe, voire même au Xe siècle ;
cet éloge indique que Bobolène était Atticorum
ex genere oriundus nobili. Ecartée l’hypothèse qu’il soit fait ici référence
aux Athéniens, ou aux Grecs de manière générale,
demeurent, selon l’acception retenue pour traduire nobilis gens (« le noble peuple » ou « la noble
lignée »), deux interprétations principales de l’indication donnée par le
poète : ce sont ces deux possibilités que nous allons examiner rapidement.
*
En 1957, Eugen Ewig, qui, sur l’avis que lui en avait donné
Norberg, retenait la date haute de composition des Versus de Boboleno, a proposé d’identifier les Attici avec le peuple germanique des Chattuarii
établis à l’origine dans la basse vallée du Rhin : en effet, une longue
tradition historiographique rapporte qu’après avoir été défaits par Constance
Chlore, les Chattuarii (alias Atthuarii)
furent installés en tant que laeti sur
le territoire du pagus At(t)oariorum,
qui leur aurait emprunté son nom et que l’on trouve mentionné dans les actes de
la pratique à partir du début de la seconde moitié du VIIe
siècle ; ce pagus, également
appelé Attoariensis, s’étendait primitivement
entre les rivières de la Vingeanne et de la Vouge jusqu’à leur confluent
respectif avec la Saône.
Richter, qui préfère « this ingenious
interpretation to a Greek origin of Bobulenus », en conclut que le
futur abbé de Bobbio était donc probablement originaire du diocèse de Langres.
Cette hypothèse n’a, a priori, rien d’invraisemblable et, là encore, il n’y a
pas de véritable difficulté à supposer que le nom porté par le père de
Bobolène, Winioc, pouvait être indépendant de son appartenance
ethno-géographique : il convient alors de considérer que l’influence
britonne, nettement perceptible dans les parages de Luxeuil avant l’arrivée sur
place de Colomban,
s’étendait également à la cité des Lingons.
En revanche, la question de la solidité de la tradition historiographique sur
laquelle ont fait fond Ewig et Richter n’est toujours pas tranchée de manière
satisfaisante : l’indéniable homophonie des ethnonymes Atthuarii et At(t)oarii n’établit pas de facto leur filiation, d’autant qu’une
longue solution de continuité – quelques
trois siècles – sépare leurs attestations respectives. Tout repose donc sur une
simple hypothèse, très séduisante, résumée en son temps par Maurice Chaume dans
son étude sur les tribus franques déplacées sur les bords de la Saône
: « Les Chamaves du Hamaland,
les Hattuariens du pagus Hattuaria,
et les Rurigi du Ruricgowe sont de très proches voisins ; et l'on comprend fort bien
qu’ils aient pu être, de la part de l’autorité impériale, l'objet de mesures
communes. C'est ainsi que l'on peut imaginer une guerre malheureuse contre Rome,
à la suite de laquelle une partie des tribus ripuaires aurait été transportée
dans les régions à demi-désertes de la Saône moyenne (…)… Cette transplantation
nous paraît voisine de l'an 300, et nous croyons que c'est à elle que font
allusion plusieurs passages des Panégyriques prononcés alors ».
Cependant, une cinquantaine d’années après ces événements supposés, on voit en
360 Julien passer le Rhin pour s’emparer du territoire des Chattuarii, lequel, de mémoire d’homme, n’avait jamais été envahi,
ce qui rend plus douteuse encore la supposée défaite de cette tribu au temps de
Constance Chlore :
peut-être conviendrait-il en conséquence d’abaisser l’époque de leur
installation sur la Saône après l’expédition victorieuse de Julien ? Ou
bien s’agissait-il « plus simplement », comme l’avait d’ailleurs
alternativement conjecturé M. Chaume, « d'aventuriers, partis en campagne
au temps de la révolte de Carausius, et que Constance aurait cueillis quelque
part en Belgique » ? Nous laissons de côté, pour le moment, la
problématique de la dualité de désignation At(t)oariensis/At(t)oariorum, aussi ancienne que les
premières attestations du pagus
concerné, ainsi que celle du rapprochement implicite des Attoarii burgondiens avec les Chattuarii
de la Frise, tel qu’il figure sous la plume de l’auteur du Liber historiae Francorum : les développements que nécessitent
ces deux questions dépassent en effet de loin le cadre de cette notule.
*
Si, à l’instar de ce qui s’observe dès le VIIIe
siècle sous la plume de l’auteur de la Chronique
de Frédégaire à propos des Agilolfides,
il convient de traduire nobilis gens
par « noble lignée », quelle était celle qui, à l’époque de la composition
du poème, pouvait se voir attribuer avec assez de pertinence le surnom Atticus ? En effet, au-delà de son
« classicisme », sans doute apprécié du poète, Atticus renvoie à l’évidence à une tradition d’origine luxovienne,
dont les moines de Bobbio avaient conservé le souvenir. Cependant, l’hypothèse
d’une filiation entre telle ou telle gens
antique ayant adopté ce surnom et la famille à laquelle appartenait Bobolène ne
paraît guère envisageable, d’autant que les attestations relatives à d’éventuels
degrés intermédiaires se limitent à deux : la mention de l’épouse du
patrice Felix Magnus, préfet du
prétoire, Attica, qualifiée clarissima conjunx dans une inscription
(disparue) du dernier tiers du Ve siècle, et celle d’Atticus, dans une épitaphe composée par
Venance Fortunat. En revanche, il n’est peut-être pas fortuit que ce nom se
retrouve porté au sein de la puissante maison dont les membres, « vers 640
et pour un siècle (…)… se virent attribuer le titre de ducs en Alsace. Délégués
par le souverain, ils devaient assurer la responsabilité militaire,
administrative et missionnaire des personnes et non d'un territoire (le terme
de duché n'apparaît pas dans les textes) ».
Ceux que la critique érudite appelle depuis le XVIIIe
siècle les Etichonides – nous allons voir immédiatement pour quelle raison –
apparaissent en pleine lumière à partir du dernier tiers du VIIe
siècle et s’incarnent alors dans un personnage flamboyant dont les origines, de
même que le réseau de parenté, discutés depuis longtemps, ne sont pas encore
établis avec certitude – même s’il est vraisemblable, comme l’a récemment
synthétisé Michèle Gaillard, qu’il était le fils du dux du pagus Attoariensis,
ce qui nous ramène indirectement à l’hypothèse précédente – et dont le nom exact
se dissimule derrière un grand nombre de formes. L’une des plus anciennes, Chatalricus et, par diminution, Caticus, figure
dans la vita de Germain de Grandval, composée,
comme on l’a dit, vers les années 680-690, tandis que l’on trouve Chadalricus dans le texte de la passio Leodegarii [BHL 4849],
un peu plus tardive : « l’alternance entre le t et le d dans les deux
formes s’explique par le fait que le dialecte alémanique ne distingue pas ces
deux consonnes ».
De plus, les populations romanes faisant précéder d’une aspiration la première
syllabe de ces noms francs un peu gutturaux, l’hypocoristique Caticus, que privilégie l’auteur de la vita Germani, devait rapidement évoluer
vers Aticus, Atic : c’est peut-être
à l’occasion de cette évolution qu’il a servi à désigner les membres de la
nouvelle dynastie locale, devenus ainsi les Attici.
Cependant, dès le IXe siècle, on était passé à une forme Etih « par suite de l’inflexion du a sous l’influence de l’i de la syllabe suivante. Puis le mot
fut latinisé par l’adjonction d’un o
final conformément à une mode dont il y a de nombreux exemples pour les
anthroponymes germaniques : à Moyenmoutier, au Xe siècle, on
dénomme le duc d’Alsace “Hetico”,
faisant au génitif “Heticonis” ; au XIIe siècle, Herrade, la célèbre
abbesse de Hohenbourg, utilise la forme “Eticho” ».
L’auteur de la vita Odiliae [BHL 6271], supposée avoir été composée au Xe
siècle, connait lui aussi le nom Etih,
qu’il emploie comme un doublet d’Adalricus.
Pour sa part, le chroniqueur d’Ebersmunster,
vers le milieu du XIIe siècle, emploie de préférence Athicus, ou plus souvent encore Atticus, qui, une nouvelle fois, apparaît
moins comme un hypocoristique que comme une forme « classicisante », à
l’instar du nom Altitona utilisé par
le même écrivain pour désigner le mont de Hohenbourg ;
mais les documents plus anciens dans lesquels figurent le nom Atticus ou ses variantes, qu’il s’agisse
d’actes de la pratique, de chroniques ou de textes hagiographiques, ont fait dans
de nombreux cas l’objet, à tout le moins d’interpolations, sinon même de
réfections, quand il ne s’agit pas de véritables falsifications.
Rien ne s’oppose en revanche à ce que, dans le souvenir qui en était conservé à
Bobbio, Bobolène, quelle que fût sa véritable origine, ait été considéré comme
un membre de la puissante famille du duc Atic, d’autant que ce dernier, dont le
portrait dans la vita de Germain de
Grandval était si peu édifiant, avait finalement acquis au travers du développement
de la légende de sa fille, Odile, mais
aussi des prolongements donnés à l’histoire de saint Deodatus (Dié), un statut beaucoup plus respectable de fondateur de
monastères : sa parenté avec Bobolène, assumée, sinon même revendiquée par
les moines de Bobbio, se comprend mieux dans la perspective de la
sanctification de la lignée des Attici
découlant du culte de sainte Odile à partir du Xe siècle, qui
pourrait avoir été, par conséquent, l’époque de la composition des Versus de Boboleno.
***
Ces quelques réflexions ont vocation à susciter
d’autres pistes de recherche que celles de l’origine « britonne » ou
« bretonne » de la famille de Bobolène. Quelle que soit
l’interprétation qui est faite de la formule Atticorum ex genere oriundus nobili, il apparaît clairement que
l’auteur des Versus de Boboleno,
inclinait pour un enracinement de la famille de son héros dans l’aire supposée
d’une vaste mouvance luxovienne, couvrant une grande partie de l’est de la
Gaule ; ce qui, bien sûr, renvoyait à la mémoire monastique telle qu’elle
s’était transmise à Bobbio, sans que nous puissions préjuger de la réalité
factuelle.
André-Yves Bourgès
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