"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale." J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat...

28 janvier 2021

Renard et le pèlerinage aux « sept saints » : Bretagne, Marmoutier ou Rome ?

 « Le pèlerinage de Renard » forme la branche VIII du Roman éponyme[1]. Cette branche a longtemps été considérée, en raison de « l’archaïsme de son style » et de la simplicité de sa forme, comme « la plus ancienne de celles que nous possédons »[2]. Elle est, au contraire, l’une des plus tardives : déjà Lucien Foulet avait conjecturé que ce texte était postérieur à l’Ysengrimus de Nivard, à qui son auteur aurait emprunté sa matière[3], et proposait la période 1180-1200 pour la date de sa composition[4] ; récemment François Zufferey a montré qu’il a sans doute été composé après 1192[5].

 

Le récit en est particulièrement vivant[6]  et le motif principal sur lequel le poète a brodé n’est autre que celui bien connu de la ligue des faibles[7]; mais celui-ci apparaît comme « encadré », on pourrait presque dire enchâssé, « dans une histoire de pèlerinage »[8]. Si ce motif secondaire voit son importance décroître rapidement, avant que d’être brièvement rappelé à la fin du texte, il serait imprudent de ne lui pas reconnaître l’intérêt qu’il mérite : en effet, associé ici au personnage qui incarne le « décepteur » par excellence, il constitue un témoignage essentiel sur le « courant anti-pèlerinage »[9] à l’époque de la composition du poème. Ce courant critique, prolongeant, sous des formes variées, l’opinion exprimée très tôt par Grégoire de Nysse, Jérôme de Stridon[10] ou encore Augustin d’Hippone, puis reprise par les réformateurs carolingiens, notamment à l’encontre des pèlerinages pénitentiels, s’est largement épanoui durant toute la seconde moitié du Moyen Âge[11], dans une perspective qui, à travers la critique plus ou moins acérée des pratiques indulgenciaires, devait aboutir à une condamnation sévère par les promoteurs de la Réforme[12].

 

*

Donc Renard, s’étant confessé auprès d’un ermite, reçoit de ce dernier l’injonction d’aller à Rome se faire pardonner ses péchés, qui sont grands, par le Pape lui-même ; le voici qui se vêt à la ressemblance d’un pèlerin :

« ─ Renart, aler t'estuet a Ronme :

Si parleras a l'apostoile,

Et li conteras ton estoire

Et te feras a lui confes.

─ Par Dieu, dist Renart, c'est granz fes. »

Dist l'ermite : « Mal estuet trere

A cui penitance veut fere. »

Renart voit que fere l'estuet :

Escherpe et bordon prent et muet ;

Et entrez est en son chemin.

Mout resamble bien pelerin

Et bien li sist l'escherpe au col.

 

Craignant de devoir faire la route seul, Renard parvient à convaincre Belin le mouton et Bernard l’âne de l’accompagner. Leur périple va rapidement tourner court : les voilà bientôt attaqués par des loups, qu’ils parviennent néanmoins à repousser et même à faire fuir en mettant en commun les pauvres moyens de défense des deux herbivores et la ruse du prédateur (c’est là, comme nous l’avons dit, le motif folklorique de la ligue des faibles, fort répandu, combiné à celui du voyage des animaux[13]) ; mais cet épisode dramatique a découragé leur volonté pérégrine :

Dist Bernars: « Je sui mehaignie ;

Je ne puis mes avant aller,

Arrier me covient retorner. »

Dist Belins : « Et je si ferai.

Ja mes pelerins ne serai.

Seignor, dist Renart, par mon chief,

Cest errer est pesant et grief.

Il a au siecle maint preudonme

Qui onques ne furent a Ronme ;

Teus est revenuz des .VII. sainz,

Qui est pires qu'il ne fu ainz.

Je me vueil metre en mon retor,

Et si vivrai de mon labor

Et gaaignerai leaument,

Et ferai bien a povre gent. »

 

L’épisode s’achève par deux vers ironiquement oxymoriques, où le fameux ultreia ! appel à l’effort de la marche et au dépassement de soi particulièrement prisé des pèlerins de Compostelle[14], est repris et redoublé par nos trois compères… pour mieux s’encourager à prendre le chemin du retour !

Lors ont crïé : « Outree, outree ! »

Si ont fete for retornee.

 

*

On aura surtout noté, sous la forme d’un constat grinçant, la référence parallèle à Rome et aux « sept saints », laquelle est destinée à remettre en cause l’utilité des pèlerinages[15] : ainsi, selon Renard, nombreux sont ceux qui font preuve de probité et de sagesse sans avoir jamais voyagé ad limina, tandis qu’à l’inverse tel autre, revenu des « sept saints », s’est montré pire qu’avant son départ. Ce parallèle a-t-il pour objectif d’établir une sorte d’équivalence entre des pèlerinages réputés ? Et le cas échéant, de quoi parle le poète quand il évoque ces « sept saints » ? S’agit-il d’un sanctuaire unique ? Ou de différents endroits où les saints en question seraient honorés ? Et d’ailleurs qui sont-ils ? S’agit-il du culte des Sept-Saints de Bretagne, dont les origines restent obscures et dont le développement s’est accompagné de pratiques pérégrines adventices relativement tardives et assez mal documentées ?[16] Ou bien faut-il envisager d’autres candidatures ?

 

Si l’on ne peut révoquer en doute a priori que cette désignation s’applique au sanctuaire breton des Sept-Saints, dont une laisse de la version du manuscrit de Paris de la Chanson de Roland confirme indiscutablement l’existence à cette époque[17], l’absence de toute précision géographique offre en effet d’autres possibilités : outre les Sept-Dormants de Marmoutier, « pieuse contrefaçon locale » des Sept-Dormants d’Ephèse, comme nous l’avons naguère désignée, il ne faut pas exclure, du fait même de leur mise en parallèle avec la Ville Éternelle, que les « sept saints » en question puissent désigner métaphoriquement les sept basiliques de Rome dont la visite était recommandée aux pèlerins[18] : c’est en tout cas l’interprétation proposée par certains éditeurs ou commentateurs de ce texte[19].

 

André-Yves Bourgès


[1] L’édition que nous avons utilisée est celle du ms Paris, BnF, fr. 837 (XIIIe siècle), procurée par Naoyuki Fukumoto,  https://soka.repo.nii.ac.jp/?action=repository_uri&item_id=38732.

[2] Léopold Sudre, Les sources du roman de Renart, Paris, 1898, p. 204.

[3] Lucien Foulet, Le Roman de Renard, Paris, Paris, 1914 (Bibliothèque de l’École pratique des hautes études, 211), p. 440.

[4] Ibidem, p. 118 ; le tableau de la même page propose la date 1190, dont l’auteur demande qu’on ne la prenne pas « au pied de la lettre ».

[5] François Zufferey, « Genèse et tradition du roman de Renart », Revue de linguistique romane, 75 (2011), p. 150.

[6] L. Foulet, Le Roman de Renard, p. 434 : « La branche VIII est une des plus amusantes et des plus alertement contées de toute la collection. Elle abonde en traits ingénieux et même spirituels ».

[7] Gédéon Huet « Authenticité et valeur de la tradition populaire », Revue de l'histoire des religions, 73 (1916), p. 42-45.

[8] L. Foulet, Le Roman de Renard, p. 437.

[9] Nous empruntons l’expression « courant anti-pèlerinage » à Anne-Sophie Germain-De Franceschi, D'encre et de poussière. L'écriture du pèlerinage à l'épreuve de l'intimité du manuscrit. Récits manuscrits de pèlerinages rédigés en français pendant la renaissance et la contre-réforme, 1500-1620, Paris, 2009, p. 216.

[10] Jérôme, Ad Paulinum : « Antonius, et cuncta Ægypti et Mesopotamiae, Ponti, Cappadociae et Armeniae examina monachorum, non viderunt Hierosolymam, et patet illis absque hac urbe paradisi janua. Beatus Hilarion, cum Palaestinus esset, et in Palaestina viveret, uno tantum die vidit Hierosolymam, ut nec contemnere loca sancta propter viciniam, nec rursus Dominum loco claudere videretur ».

[11] Voir les exemples rapportés par Denise Péricard-Méa, Compostelle et cultes de saint Jacques au Moyen Âge, Paris, 2000, p. 339-345, en particulier celui de Hildebert de Lavardin, évêque du Mans qui, en 1123, déconseille au comte d’Anjou d’effectuer un pèlerinage à Compostelle et cite, à l’appui de son admonestation, le propos de Jérôme sur Hilarion.

[13] Nicole Belmont, « Le Voyage des animaux. Une fable revisitée », Cahiers de littérature orale, Hors-Série (2020), p. 17-24, http://journals.openedition.org/clo/6579.

[14] Bernard Gicquel, « Ultreia », Comprendre Compostelle, Connaître saint Jacques (mis à jour le 20 janvier 2006),  https://www.saint-jacques.info/Ultreia.htm.

[15] Henri Gambier, Littérature française. Les Trois Grands Siècles du Moyen-Age (XIe-XIIe-XIIIe), Trévise, 1936, p. 140 : « Cette branche est très plaisante et très spirituelle et ne manque pas d’un grain de satire contre les pèlerinages : on peut très bien vivre honnêtement de son travail sans aller à Rome ».

[16] Voir notre note synthétique « Culte et pèlerinage des Sept-Saints de Bretagne », Blog  Hagio-historiographie médiévale (29 juillet 2016), https://www.academia.edu/27384986.

[17] Ms Paris, Bnf, fr. 860, f. 7v, col. A, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b90591084/f11. Voir notre note « ‘’Aux sept saints en Bretagne’’ : un sanctuaire, pas une bannière. A propos d’un passage de la Chanson de Roland (version du manuscrit de Paris) ».

[18]Cette dévotion, associée au souvenir de Philippe Neri, a connu un développement considérable avec la Réforme catholique, plus particulièrement grâce au pape Sixte V ; mais aux dires de ce dernier rapportés par l’ambassadeur de Venise en 1586 (cf. Joseph Alexander von Hübner, Sixte-Quint, 2, Paris, 1870, p. 494), elle existait bien antérieurement. Les auteurs qui en parlent ne donnent pas d’éléments précis quant à son ancienneté : voir par exemple J.M. Bulla, « Domenico Fontana, créateur de l'urbanisme contemporain », Genava. Revue d'histoire de l'art et d'archéologie, 3 (1955), p. 106 : « A ce plan il [le pape Sixte V] en joignait un autre, celui de faciliter aux pèlerins l’accès des sept basiliques majeures. Très en faveur au Moyen Âge, cet exercice pieux était tombé en désuétude aux débuts de la Renaissance, mais sous l’impulsion de saint Philippe de Néri et des prédicateurs de la Contre-Réforme, il refleurissait ». Le témoignage de la vita de saint Begge, du XIe siècle, souvent cité, mais qui résulte d’une extrapolation de ce texte, ne semble pas pouvoir être retenu, malgré ce qu’en dit René Blouard, Pour un vitrail carolingien – Pépin de Landen – Sainte Begge d’Andenne – Charlemagne, Namur, 1958, p. 26 et 33.

[19] Voir par exemple Hermann Breuer (éd.), Roman de Renart (einschliesslich der franko-italienischen Fassung) in Auswahl, Halle, 1929 ((Sammlung romanischer Übungstexte, 17), p. 46.

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