"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale."

J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat... (ouvrage téléchargeable ici).

03 septembre 2021

A propos de la vita et passio Cadoci par Lifris

La tradition qui associe saint Cadoc et le siège épiscopal de Bénévent n'a sans doute pas suffisamment retenu l'attention des hagiologues, en particulier en Bretagne, à l'exception de Dom Plaine dont le travail, plus que centenaire et déjà dépassé de son temps, est aujourd'hui entièrement obsolète. En tout état de cause, cette question ne peut recevoir de réponse véritablement tranchée eu égard aux nombreux problèmes posés par le dossier hagiographique du personnage concerné. Sans hiérarchiser pour l'instant leur importance, il convient de prendre en considération les attendus suivants :

 1)     Le nom de Cadoc est entré en composition de celui de la commune actuelle de Pleucadeuc (Morb.), pour lequel nous disposons de formes anciennes (plebs Cadoc, 826 ; plebs Catoc, 833 ;  Ploicaduc, XIe s. ; Plogadoc, v. 1330 ; Ploegadec, 1380 ; Ploegadeuc, 1377, 1427 ; Ploecadeuc, 1477 ; Pleucadeuc, 1514). Le personnage, qui jouissait d’une particulière renommée au Pays de Galles,  comme en témoignent ses deux vitae composées à l’abbaye de Llancarfan, n’a jamais reçu un véritable culte en Bretagne ; mais il a été confondu avec Cado(u), lequel était au contraire largement  honoré dans la péninsule, malgré qu’il fût anhagiographe, du moins après la disparition de sa propre vita : celle-ci, nous raconte vers 1125 Gurheden, moine de l’abbaye de Quimperlé, aurait été en effet emportée à la dérobée hors de Bretagne, au-delà de la Vilaine, par un certain prêtre, nommé Judhuarn, lequel mourut sans l'avoir restituée (vitam enim illius aliter non tenemus, quia quidam presbiter, Judhuarn nomine, istam provintiam deserens, libellum vite ejus et scriptum ultra Vicennoniam flumen secum furtive abstulit, et ibi, non reddito predicto libello, expiravit). En fait, il s’agissait peut-être de la première vita de Cadoc [BHL 1491], car, dès l'époque de la composition de ce texte, à la fin du XIe siècle, l’hagiographe, Lifris, avait identifié son héros à Cado(u), comme il se voit au travers d'un épisode localisé à l'Ile-Cado (Morbihan) : le regretté Bernard Tanguy voyait avec raison dans ce récit l'indice d'échanges à cette époque entre l'abbaye de Llancarfan et celle de Quimperlé. Pour sa part, l’hagiographe morlaisien Albert Le Grand ne nous est d'aucune utilité en la matière, sinon en énumérant ses sources ; mais à l'exception des « anciens légendaires manuscrits de l'abbaye de Sainte-Croix de Kemperlé », il paraît surtout avoir travaillé de seconde main en s'appuyant sur les travaux d’érudits malheureusement disparus, tels ceux de Du Paz et des La Coudraye, père et fils.

 2)   Dans un épisode développé indépendamment de la vita proprement dite du saint et qualifié passio [BHL 1492], Lifris rapporte comment Cadoc, sous le nom de Sophias, était devenu évêque de Bénévent, où il mourut en martyr. Du côté italien, rien apparemment avant le début du XVIIe siècle : la première allusion figure chez Ghinius et Vipera qui tous deux allèguent des sources d'origine anglaise, notamment un martyrologe conservé au Collegium Anglicanum de Rome, ainsi qu’un extrait des actes du saint, conservé au monastère Sainte-Sophie de Bénévent. Nous sommes tenté de penser qu'il pouvait exister alors une sorte d' « alliance objective » entre les Jésuites du Collegium Anglicanum, pour qui il était important, dans le contexte de l’Angleterre protestante, de forger chez leurs élèves un caractère résolu et une âme bien trempée, et les promoteurs de l'antiquité et de l'illustration du siège épiscopal de Bénévent, qui voyaient leurs revendications discutées par les thuriféraires des autres sièges de la Campanie (en particulier Naples et Capoue). Cette alliance aboutissait ainsi à ramener sur le devant de la scène un personnage, honoré à la fois par les Britanniques et les Bénéventins, qui avait été lui-aussi en butte à des persécutions, jusqu’au martyre. Quant au surnom de Sophias (ou Sophius), attribué à Cadoc dans sa passio, il témoigne peut-être d'une confusion de l'hagiographe avec le vocable du monastère Sainte-Sophie de Bénévent.

 3)      Cette délocalisation lointaine de l'activité pastorale de Cadoc et de sa mort n'a pas été sans poser très tôt des problèmes aux commentateurs : ceux-ci, entre autres arguments contre Bénévent, ont fait remarquer que le texte de la vita mentionne les visites fréquentes d'Elli, le successeur de Cadoc à Llancarfan, auprès du saint et que, sans être impossibles, de telles visites se comprendraient mieux dans le cadre d'une relative proximité géographique. On a ainsi suggéré que le nom de Bénévent était peut-être venu sous la plume de Lifris parce que sa source aurait mentionné un toponyme tel que Ban(n)avenna alias Ban(n)aventa, qui est celui d’une station britannique de l'Itinerarium Antonini et dont la localisation, encore discutée, pourrait être le secteur de Daventry/Weedon, dans le Northamptonshire ; mais, dans ce cas, nous sommes encore à plus de 200 kilomètres de Llancarfan.  Nos propres recherches nous inclinent plutôt à privilégier un site du pays de Galles, précisément celui de Banwen, village dépendant de la communauté d'Onllwyn, dans la haute vallée de la rivière Dulais, à une soixantaine de kilomètres de Llancarfan : Banwen est situé à proximité de Coelbren (où l'on voit les vestiges d'un fort romain), sur la voie antique, balisée dans ces mêmes parages de plusieurs pierres gravées (*), qui conduisait de Neath à Brecon. Or, la paroisse dont dépendait autrefois Banwen n'est autre que Cadoxton[-juxta-Neath], dont le nom traduit le gallois Llangatwg (« lan- de Cadoc »), ce qui ne constitue pas un argument irréfragable au soutien de notre hypothèse, mais doit être compté comme un indice important (**).

 Curieusement, à Banwen, si on semble ignorer l’éventualité d’un séjour de Cadoc, voire la possibilité qu’il soit mort sur place, on revendique, avec des raisons qui méritent examen, d'avoir eu l'honneur de donner naissance à un saint plus illustre encore, à savoir l'apôtre des Irlandais, Patrick lui-même !

 

(*) Celles qui sont visibles aujourd'hui sont des répliques, les pierres gravées originales sont au musée de Swansea.

(**) Il existe deux autres micro-toponymes gallois Banwen : Banwen Gwyn, dans le Powys et Banwen Gwythwch, dans le Carmarthenshire ; mais, à notre connaissance, ni l’un, ni l’autre n’est en relation directe avec le culte de saint Cadoc.

 

André-Yves Bourgès

 Merci à Georges Provost, dont la curiosité est  à l’origine de cette notule

 

 

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