Le récit de Jonas
manque singulièrement de précision s’agissant de la première partie de
l’apostolat continental de Colomban : l’hagiographe rapporte comment le
saint de ses compagnons passèrent dans les Gaules depuis les « rivages
britanniques » (A Brittanicis ergo sinibus
progressi ad Gallias tendunt) où ils avaient précédemment abordé en
provenance d’Irlande et où ils s’étaient arrêtés quelque temps pour se remettre
de leur rapide traversée (pernici cursu ad
Brittanicos perveniunt sinus ; paulisper ibidem morantes vires resumunt).
C’est à l’occasion de cette brève étape qu’ils avaient résolu, après
discussion, de fouler de leurs pieds les « plaines gauloises » (arva gallica planta terere) ; mais
s’il devait leur apparaitre que leur apostolat n’y recevait pas l’accueil
souhaité, ils ne feraient que traverser le pays en direction des peuples voisins
(ad vicinas nationes pertransire). Le
texte,
en dépit de son apparente linéarité, se révèle passablement embrouillé. Si nous
mettons de côté le débat récurrent de savoir si Jonas fait allusion au littoral
de la Grande-Bretagne ou bien à celui de la Bretagne armoricaine,
– si nous renonçons en particulier à faire fond sur ce texte pour décider si, à
son arrivée sur le continent, Colomban est effectivement passé par le
territoire qui était alors occupé par les Bretons
– il nous semble qu’une autre interprétation est possible : s’inspirant
peut-être de son aîné et compatriote Venance Fortunat qui, comme le souligne
Patrick Marquand, « fait plusieurs fois allusion à l’océan britannique,
toujours en relation avec la Loire, le pays de Vannes ou le Poitou »,
Jonas pourrait ainsi, indépendamment de la présence bretonne dans l’ouest et le
nord de la péninsule armoricaine, avoir qualifié « britannique » la partie du
littoral située de part et d’autre de l’embouchure de la Loire.
Ce constat vient élargir le champ des hypothèses en offrant à la discussion la
possibilité que Colomban ait pris pied sur le continent avec ses compagnons
dans les mêmes parages que ceux où, une vingtaine d’années plus tard, il sera
conduit pour embarquer sur un navire à destination des rivages d’Irlande :
la confirmation en est d’ailleurs implicitement donnée par Baudulfe et Berthier
qui, chargés de transmettre à Colomban l’ordre d’exil donné par Thierry et
s’adressant au saint en style direct, lui demandent instamment de sortir du
monastère et d’accomplir jusqu’au bout le chemin par lequel il était
autrefois venu en ces lieux .
Certes il convient de se garder de trop solliciter un texte dont nous venons
d’indiquer qu’il pouvait se révéler à l’occasion particulièrement équivoque ;
mais nous espérons montrer que cette conjecture se révèle moins gratuite qu’il
n’y paraît à première vue et qu’elle recèle un véritable potentiel
heuristique, s’agissant des débuts du saint dans les Gaules, d’autant que le
laconisme de l’hagiographe a généralement été interprété par la critique
historique comme le reflet de « la faiblesse de l’information de Jonas sur
cette période de la vie de Colomban ».
*
Comme l’a souligné
Guy Souillet, la Loire, suite aux conquêtes franques de la seconde moitié du Ve
siècle, était alors devenue pour longtemps la « route normale » entre
les îles Britanniques et le cœur des Gaules[9] ;
situation qui s’est trouvée renforcée pendant plus d’un demi-siècle par la
longue guerre successorale ouverte en 561 entre les descendants de Clotaire 1er,
dont a fait état Jean-Michel Picard dans le cadre de la journée d’étude de
Luxeuil : voilà qui permet de
douter de l’affirmation tardive, sur laquelle a fait fond Dom Gougaud, du chroniqueur de Saint-Riquier, Hariulf, sur
le débarquement de Colomban, accompagné de Chaidoc et Fricor, « dans le
voisinage des lieux où devait s’élever plus tard le monastère de Centule »[10]. De plus, la Loire a permis, durant le Haut
Moyen Âge, le transport du sel atlantique depuis les lieux de production
proches, marais salants de Guérande ou bien de la Baie,
jusqu’à La Ronce, le port de Châteauneuf-sur-Loire, où, avec les autres
marchandises à destination de la Burgondie, il alors était déchargé. Le
transport se prolongeait ensuite par voie terrestre, en suivant un itinéraire antique
encore connu localement sous le nom de « chemin du sel » ou « chemin des Bourguignons », qui conduisait
jusqu’à Auxerre[12] : un
acte daté 816 témoigne de l’approvisionnement en sel et en autres marchandises
(propter sal et cetera commercia) des
moines de Saint-Germain qui, cette année-là, obtinrent de Louis le Pieux la
confirmation de l’exemption de toute taxe que leur avaient jadis accordée
Charles son père et Pépin son aïeul, ainsi que les rois des Francs ses
prédécesseurs (antecessorum nostrorum
regum videlicet Francorum), pour les quatre navires que l’abbaye faisait
circuler sur la Loire et sur d’autres fleuves[13].
Comme le commerce du
sel atlantique, que venait doubler à l’occasion celui du vin, était également
très florissant à destination des îles Britanniques et particulièrement de l’Irlande[14], laquelle
en échange, fournissait cuirs et peaux[15],
c’est tout un courant d’affaires de grande ampleur – dont l’axe fluvio-routier continental reliait
par la Loire les salines atlantiques à Auxerre, et cette dernière cité à Chalon
puis Besançon[16] – qui mettait ainsi en relation constante
l’extrême occident insulaire de l’Europe avec les confins de l’Austrasie et de
la Burgondie.
Par ailleurs, l’hypothèse
que nous soumettons à la critique permet de rendre compte, au moins
partiellement, de la sécheresse du récit de Jonas : l’hagiographe ayant prévu de raconter par le
menu le voyage de Colomban depuis Luxeuil jusqu’à Nantes, épisode resserré sur
deux à trois semaines et pour lequel il disposait d’une information abondante
et précise, il est possible qu’il ait négligé de décrire l’itinéraire inverse
suivi par le saint à l’aller, d’autant que le souvenir qui en était conservé
reposait sur des témoignages plus anciens, nécessairement plus rares et sans
doute moins substantiels.
Demeure une question
essentielle à laquelle il est important d’apporter quelques éléments de réponse
en interrogeant de façon croisée, dans le prolongement de notre hypothèse, les
informations qui figurent dans l’ouvrage de Jonas et dans les lettres de
Colomban :
il s’agit de la mention de Sigebert, mort en 575, au chapitre 6 de la vita.
Cette mention en effet « reste inexpliquée »
dans le cadre d’une chronologie qui situe aux années 590-591 l’installation du
saint dans les Vosges ; chronologie au demeurant connue de l’hagiographe
et qui paraît corroborée par Colomban lui-même.
*
A moins qu’une cacographie
du nom de Childebert ne se soit imposée dans le texte dont dérivent tous les
manuscrits utilisés par Krusch, à l’exception du n° 523 de la bibliothèque de
Metz (détruit en 1944), c’est bien celui de Sigebert qui figurait dans le récit
de Jonas ; mais il reste à comprendre le pourquoi de sa mention – plutôt
que celle de son frère Gontran, dont l’autorité s’étendait à la Burgondie, ou bien de Childebert, le neveu de
ce dernier, qui, déjà à la tête de l’Austrasie, régna conjointement, après la
mort de son oncle en 593 ou 594,
sur les Burgondiens – car les raisons traditionnellement invoquées pour
expliquer ce que l’on considère tantôt comme une bévue, tantôt comme une
manipulation de l’hagiographe manquent singulièrement de force : ainsi l’ignorance
supposée de Jonas s’agissant de l’histoire des rois francs
semble d’autant moins vraisemblable qu’il appartenait à l’aristocratie de Suse,
ville « confiée » en 575, ou peu après, par le magister militum Sisinnius à Gontran et depuis intégrée au sein de
la Burgondie ;
quant à imaginer que, par un artifice dérisoire, même si on en trouve le
principe dans la vita Martini de
Sulpice Sévère, il
s’efforçait de dissimuler que Colomban aurait quitté, âgé, l’Irlande, aussi
tardivement que dans les années 590-591, c’est faire peu de cas de sa référence
explicite à cette dernière période comme étant celle où le saint s’était établi
au désert et non
pas celle de sa venue dans les Gaules.
Ne faut-il pas
plutôt supposer que, si le nom de Sigebert est venu sous la plume de Jonas, c’est
parce qu’il figurait bien dans la maigre documentation de l’hagiographe sur
cette période de la vie de son héros ? Le télescopage chronologique qui a
entrainé la confusion avec Gontran ou Childebert sur le même créneau de
datation ne remet pas en cause l’arrivée sur le continent, avant 575, de
Colomban, âgé d’une trentaine d’années, par la Baie ou par un port de la rive
sud de l’estuaire de la Loire, puisque, depuis 567, Sigebert avait étendu son
autorité au territoire de l’immense diocèse de Poitiers, dont le fleuve
constituait la limite septentrionale. En tout cas, l’imprégnation ‘scotique’ de
l’Herbauge septentrionale paraît avérée comme en témoigne à Bouguenais le
village des Couëts, dont on peut supposer qu’il formait à l’origine un quartier
de l’importante agglomération fluvio-portuaire de Rezé
et « dont le nom préserve le souvenir d’une communauté
irlandaise ».
Il serait fort imprudent de conjecturer qu’il s’agissait d’un établissement à
vocation monastique et, plus encore, de vouloir reconnaître dans cette
communauté celle dont parle Colomban à l’époque de son exil dans les parages
nantais en 610 ou 611 : il envisage alors pour ses moines demeurés à
Luxeuil la solution d’un repli local, « attendu », leur écrit-il, «
que vos frères sont ici dans le voisinage des Bretons » (quia fratres vestri hic in vicinia Brittonum sunt) ; mais, quand bien même les Bretons dont il est
question auraient déjà été établis à demeure dans la presqu’île guérandaise, la
situation décrite ne peut correspondre à Rezé, située outre Loire et donc fort
éloignée de cette éventuelle implantation bretonne. A fortiori, il faut exclure
qu’il puisse s’agir de l’actuelle localité de Saint-Colomban, dont le nom est
attesté pour la première fois en 1119 (sancti
Columbani), commune
limitrophe de celle de Saint-Philbert-de-Grandlieu (Deas) et autrefois, comme cette dernière, dépendance de l’abbaye
fondée sur l’île de Noirmoutier (Herio)
par saint Philibert, dont on a souvent souligné la proximité colombanienne.
En revanche, si l’on prend en compte la possibilité du débarquement et du
séjour de Colomban en Herbauge, cet hagio-toponyme est un indice qui mérite
toute notre attention.
*
Il convient donc de distinguer
entre la première partie de l’apostolat de Colomban, sur laquelle Jonas ne
disposait que de peu d’éléments d’information, et la seconde, à partir des
années 590-591, assez bien documentée. Cependant, même s’agissant de cette dernière
époque pourtant beaucoup plus proche de celle où travaillait l’hagiographe,
certaines périodes de l’existence du saint sont également restées dans l’ombre :
tout est évidement conditionné par le nombre et la qualité des témoins. En tout
état de cause, cette ombre enveloppe presque totalement les quelques vingt
années ou plus qui ont pu précéder l’établissement de Colomban en Bourgogne. La
situation des Églises gauloises à cette époque a inspiré un constat très
négatif à Jonas qui décrit l’anéantissement presque complet du principe
religieux, provoqué soit par le zèle d’ennemis venus de l’extérieur, soit par la
négligence des évêques ;
mais ce poncif hagiographique a-t’il quelque chance de refléter la
réalité ? Qui sont, par exemple, les ennemis extérieurs de la religion
chrétienne, à moins que cette formule ne désigne les Francs pourtant convertis
et dont l’autorité s’étendait désormais à l’ensemble des Gaules, excepté la
Septimanie wisigothe ? Quant aux prélats, la stratégie de reconversion de
l’aristocratie sénatoriale gallo-romaine, qui vit tant de ses membres truster
les sièges épiscopaux,
semble avoir plutôt renforcé l’encadrement religieux des populations indigènes
pour qui le rôle joué par l’évêque, avec l’appui du saint patron de la cité,
était essentiel, en particulier dans sa dimension de médiation avec le pouvoir
civil ;
mais effectivement bon nombre d’évêques négligents, ou du moins indifférents, étaient
avant tout préoccupés des aspects mondains ou politiques de leur carrière, d’autant
que leur nomination appartenait au roi et que celui-ci s’en servait pour
récompenser ceux dont il attendait en retour services et obéissance, sinon
complaisance à son égard.
Jonas apparaît plus original quand il déplore que, si la foi chrétienne était
encore vive, le recours aux remèdes de la pénitence et à la mortification était
inexistant. Un tel
reproche semble cependant injustifié dans la mesure où ces pratiques
pénitentielles tarifées n’étaient encore véritablement connues au sein des
Églises gauloises.
C’est d’ailleurs pour une large part à l’action de Colomban que l’on doit leur
développement, au
travers d’une véritable politique de redressement préconisée par le
saint : la description qu’en donne Jonas s’apparente à une collection de topoi hagio-monastiques,
dont plusieurs constituent des échos de la règle colombanienne.
L’on peut ainsi constater que le discours de Jonas relève en l’occurrence d’une
sorte de rhétorique circulaire, qui, là encore, n’apporte pas de précisions sur
la chronologie et les circonstances de la supposée première partie de la
carrière continentale de Colomban. Au surplus, la présente notule est déjà
suffisamment marquée au coin de l’hypothèse pour que nous renoncions à élargir
davantage sa dimension conjecturelle s’agissant de cette question.
André-Yves Bourgès
L’article ancien d’A.A. Lewis, « Le commerce et la
navigation sur les côtes de la Gaule du Ve au VIIIe siècle », Le
Moyen Âge, 59 (1953), p. 271-274, donne des références encore utiles à
consulter sur le commerce maritime avec l’Irlande et l’Angleterre à cette
époque, références récemment reprises, s’agissant de l’Irlande, par M. Comber,
« Trade and Communication Networks in Early Historic Ireland », The Journal of Irish Archeology, 10
(2001), p. 82. – On voit dans la vita
de Ciaran des marchands proposer du vin de Gaule aux moines de Cloncmanoise ;
mais il apparaît que l’hagiographe tardif s’est inspiré en l’occurrence de la vita de Columba par Adomnan où il est
effectivement de marins gaulois qui font escale dans la capitale du royaume de
Dall Riata. Giraud de Cambrie, dans sa Topographia
Hibernica (XIIe siècle), évoque la présence sur le marché
irlandais de grandes quantités de vins en provenance du Poitou (Pictavia ei copiose vina transmittit).
Pour une évaluation de ces différents témoignages, notamment ceux de nature
hagiographique, voir la synthèse de J.-M. Picard, « Aquitaine et Irlande
dans le Haut Moyen Age », Aquitaine
and Ireland in the Middle Ages, Dublin, 1995, p. 20-26 : s’agissant de
l’ouvrage de Jonas sur Colomban, ce chercheur souligne (p. 23) que « les
chapitres I, 22 et 23 de la Vita sont
bien connus des historiens et ne laissent aucun doute sur la régularité des
contacts commerciaux entre l'Irlande et la vallée de la Loire à la fin du VIe
siècle. Quand Colomban arrive à Nantes, les autorités locales n'ont aucune
peine à lui trouver sans délai un navire marchand pour le ramener dans son
pays. Les marchandises que de riches dames donnent aux moines irlandais
indiquent le genre de denrées qui faisaient l'objet du commerce maritime dans
la région: Colomban reçoit de Procula cent muids de vin, deux cent de blé et
cent de céréales à faire de la bière et Doda lui fait envoyer deux cent muids
de blé et cent de méteil ».
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