Dans leurs contributions au colloque de Saint-Jean-du-Doigt, qui
s’est tenu en 1999, le regretté Bernard Tanguy, Georges Provost et Fanch Postic[1]
ont chacun, selon leur spécialité, rappelé que le culte local du Précurseur
présentait l’originalité de voir le saint invoqué, non pas pour la guérison de
l’épilepsie, qui est pourtant sa spécialité hagio-thérapeutique, bien attestée
à partir du bas Moyen Âge[2],
mais pour les affections oculaires[3].
Cartes à l’appui, le médiéviste, le moderniste et l’ethnologue ont montré que
cette particularité était répandue dans le territoire situé approximativement au
nord d’une ligne Locronan-Plouha, alors que la dévotion habituelle était à l’oeuvre
dans le reste de la Bretagne[4] ;
mais, tandis que G. Provost croit
reconnaître dans ce que nous qualifierons d’ « exception cultuelle »,
le témoignage géographique de « l’influence du sanctuaire trégorrois, qui
aurait diffusé sa propre spécialisation oculaire aux régions qui le
fréquentaient le plus régulièrement »[5],
et que F. Postic, qui adopte le même schéma explicatif, souligne que la zone
concernée correspond sensiblement à celle où l’on avait recours à l’herbe de
saint Jean (ordinairement l’orpin) pour traiter les ophtalmies[6],
B. Tanguy hésitait pour sa part à se prononcer, arguant que cette
spécialisation oculaire, « connue en d’autres régions de France, n’est pas
exclusive dans le secteur précité »[7].
Quoi qu’il en soit, ces trois chercheurs n’ont pas traité de
l’origine de cette « exception cultuelle » qui, si l’on retient l’hypothèse
d’une diffusion à partir de Saint-Jean-du-Doigt, est donc à rechercher dans l’histoire
de ce sanctuaire. Pour notre part, nous sommes tenté d’y voir « une
nouvelle manifestation du phénomène bien connu de compétition en Bretagne entre
différents saints guérisseurs, ou du moins entre leurs sanctuaires », d’autant
que nous disposons d’un témoignage irréfutable à propos d’une telle concurrence
entre Jean Baptiste et un autre saint sur le terrain des maladies nerveuses et
mentales. Il s’agit d’un témoignage consigné dans l’enquête en vue de la canonisation de Vincent
Ferrier, qui rapporte qu’une femme de Vannes, dont les symptômes étaient ceux
de la démence ou de l’épilepsie, avait été amenée successivement au sanctuaire de
Locminé puis à celui de Gorvello, situé sur la limité paroissiale entre Theix
et Sulniac : démonstration qu’aux yeux de ses contemporains, Colomban et
Jean Baptiste pouvaient effectivement fort bien, l’un ou l’autre, amener sa
guérison, ce qui, au demeurant, ne s’était pas produit[8].
Or, le culte du Précurseur, suscité au village de Traon
Mériadec, alors partie intégrante de la paroisse de Plougasnou, par l’arrivée
sur place de la relique insigne de son doigt, probablement dans le premier
quart du XVe siècle, ne correspondait pas à une dévotion ancienne,
comme cela était le cas à Gorvello, possession des chevaliers de Saint-Jean de
Jérusalem depuis le XIIIe siècle au moins[9].
Il fallait donc que ce culte nouveau vînt s’insérer dans le « paysage
dévotionnel » local, principalement formé des deux sanctuaires lanmeuriens
de Notre-Dame et de Saint-Mélar : à ceux-ci était adossé ce que nous
pourrions désigner comme un véritable « complexe hospitalier »[10],
qui fut longtemps le seul en Bretagne à recevoir des personnes atteintes de
troubles nerveux ou mentaux et dont le saint protecteur, patron de la chapelle
du lieu, n’était autre que Colomban. On ne sait pas à qui l’on doit la
fondation de cet établissement, ou plutôt de ces établissements successifs :
aux bénédictins de Saint-Jacut[11],
ou aux Hospitaliers possessionnés à Locquirec[12], ou bien à l’une des lignées de la noblesse
locale, tels les Du Parc dont apparemment un membre revendiquait au XVe
siècle d’être le « protecteur bienveillant » de l’hôpital[13].
Quoi qu’il en soit, la dévotion qui s’exerçait sur place à l’endroit
de Colomban, dont la spécialité était concurrente de celle de Jean Baptiste, pouvait
constituer un empêchement sérieux au développement du culte de ce dernier ;
d’où notre hypothèse que c’est une autre fonction hagio-thérapeutique du
Précurseur qui aura été localement privilégiée, avant de connaître une
diffusion sur une large partie du duché « par le biais de chapelles-satellites,
selon un procédé dont l’histoire des pèlerinages bretons démontre clairement l’efficacité
dans le cas de Lorette, de Saint-Servais de Maastricht ou même de Sainte-Anne d’Auray
ou Guingamp »[14].
André-Yves Bourgès
[1]
J.-C. Cassard (éd.), Saint-Jean-du-Doigt
des origines à Tanguy Prigent. Actes du colloque (23-25 septembre 1999),
Brest, 2001 (Kreiz 14, Etudes sur la Bretagne et les pays celtiques) : B.
Tanguy, « Le culte de saint Jean-Baptiste et l’implantation templière et
hospitalière en Bretagne », p. 137-168 ; G. Provost, «
Saint-Jean-du-Doigt, haut lieu du Trégor occidental : le pèlerinage du XVIe
au XVIIIe siècle », p. 279-299 ; F. Postic, « Quelques
aspects particuliers des feux de la Saint-Jean en Basse-Bretagne », p.
307-323.
[2]
La plus ancienne attestation paraît celle d’une charte de 1350 citée par Du
Cange dans son glossaire s.v. morbus.
[3]
Saint-Jean-du-Doigt des origines à Tanguy
Prigent, respectivement p. 156-157, 283-284 et 313.
[4]
Ibidem, respectivement p. 158, 283,
311.
[5]
Ibid., p. 284. Cette hypothèse
figurait déjà dans la thèse de doctorat de l’auteur : voir la version
publiée sous le titre La fête et le
sacré. Pardons et pèlerinages en Bretagne aux XVIIe et XVIIIe
siècles, Paris, 1998, p. 63.
[6]
Ibid., p. 313. Cette zone avait été
précédemment mise en évidence par le même auteur, « La Saint-Jean en
Finistère. Richesse et gravité d’un rituel », Ar Men, 8 (avril 1987), p. 44-61.
[7]
Ibid., p. 156-157.
[8]
A.-Y. Bourgès, « Hagiothérapie et démonologie dans le diocèse de Vannes au
XVe siècle : Colomban, Jean Baptiste, Vincent Ferrier et le cas de
possession de la femme de Mathurin Gaultier », Hagio-historiographie médiévale (15 juillet 2015) [en ligne :] http://www.hagio-historiographie-medievale.org/2015/07/hagiotherapie-et-demonologie-dans-le.html
(consulté le 15 juillet 2015).
[9]
Son nom est mentionné dans la pseudo-charte ducale en leur faveur datée 1162,
dont les matériaux, mis en œuvre au XIIIe siècle, sont beaucoup plus
anciens : B. Tanguy, « Le culte de saint Jean-Baptiste et l’implantation
templière et hospitalière en Bretagne », p. 146 et 167.
[10]
C’était du moins indiscutablement son apparence au XVIIIe siècle,
comme l’a souligné A. Favé dans des notes communiquées à la Société
archéologique du Finistère et publiées dans le Bulletin, 25 (1898), p. 195 : « Sur un espace de 1400
mètres, la localité n’était qu’un ensemble de constructions hospitalières :
l’hôpital proprement dit, l’hospice des vieillards, et au centre, sur les bords
d’un fort ruisseau qui dévale sous l’église paroissiale, deux corps de bâtiment
aux murs épais, aux portes et fenêtres solidement grillagées, contenant encore
vingt loges, tant en bas qu’à l’étage supérieur. Le Gouverneur de l’hôpital,
grand et notable personnage, habitait un manoir à proximité ».
[11]
L. Le Guennec écrit en 1915, dans le volume des actes du 4e Congrès
marial breton de 1913, p. 449, à propos du prieuré de « Notre-Dame de
Kernitroun » : « Les moines qui le desservaient créèrent à
Lanmeur, dans le cours des âges, divers établissements de bienfaisance, un hôpital dédié à saint
Colomban, plus tard destiné à enfermer les fous agités de la région, une
léproserie, au lieu dit Laourou (les lépreux),
un autre hôpital de pèlerins sur la route de Lannion ».
[12]
C’est d’ailleurs dans un mémoire daté 1444 du commandeur de la Feuillée,
Palacret (dont dépendait Locquirec), Maël et Loc’h que le toponyme est attesté
pour la première fois sous les formes Loquirec et Locqueret : voir J. Laurent, Un monde rural en Bretagne au XVe siècle : la quevaise,
Paris, 1972, p. 282 et p. 291.
[13]
E. Pinçon, 500 ans d’histoire à l’hôpital
de Lanmeur, Lanmeur, 1998, p. 12. Cette indication n’est malheureusement pas
sourcée.
[14] G.
Provost, « Saint-Jean-du-Doigt, haut lieu du Trégor occidental : le
pèlerinage du XVIe au XVIIIe siècle », p. 284.
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