"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale."

J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat... (ouvrage téléchargeable ici).

17 novembre 2007

La dimension arthurienne de saint Armel

Armel est un saint spécial : comme beaucoup de saints bretons, il s’agit d’un « saint de papier » connu par son seul dossier hagiographique « vertical », dont les pièces les plus anciennes ne paraissent pas être antérieures au XIIIe siècle ; mais, confondu volontairement à Locquenvel avec saint (Gu)Envel par les moines de Saint-Jacut, qui le connaissaient sans doute comme l’un des prélats revendiqués par le siège dolois, il a connu tardivement un développement assez marqué de son culte, dont témoigne en particulier la belle église de Ploërmel, dans un contexte qui, semble-t-il, l’associait au souvenir du roi Arthur, et dont on peut encore observer les prolongements à la fin du XVe siècle, jusque dans l’entourage du roi d’Angleterre Henry Tudor.

De son côté, le renforcement du rôle joué par Ploërmel dans « l'appareil d'Etat » breton parait trouver un écho dans le développement de la légende arthurienne, dont le succès en Bretagne était jusqu’alors assez peu manifeste : c’est en effet de l’époque des règnes successifs de Jean II et d’Arthur II, dont on connaît l’attachement pour Ploërmel, que date la composition de deux textes arthuriens. Le premier texte, en langue vernaculaire, est intitulé Artus de Bretaigne : conservé notamment par un manuscrit enluminé du XIVe siècle , qui figurait déjà dans la Bibliothèque royale aux années 1530, cet ouvrage plusieurs fois réécrit, connu sous différents titres (Le Petit Artus de Bretaigne, Artus le Petit, Artus le Restoré ou encore Artus et Jehannette), eut un grand succès, comme l’attestent ses nombreuses éditions anciennes, ainsi que les allusions de Christine de Pisan et la traduction anglaise donnée vers 1500 par John Bourcier, lord Berners. L’auteur du texte initial qui, à l’opinion de S.V. Spilsbury, « faisait vraisemblablement partie de l’entourage du duc de Bretagne », a mis en scène, dans un environnement familier qui comprend entre autres l’abbaye de la Joie d’Hennebont et le château de la Forêt en Languidic, Artus, le fils du duc Jehan — lui même présenté comme appartenant à la parenté de Lancelot du Lac — et de la fille du comte de Lancastre, transposition fantaisiste de la situation familiale du futur Arthur II. Ce dernier s’est vu ainsi promu au rang de héros romanesque, voyageant jusqu’au château de l’Autre Monde, dans le cadre d’une intrigue marquée par des exploits chevaleresques extravagants, ce qui bien sûr explique en partie le succès durable de ce texte.

Composé sous le règne du duc Arthur II, un second texte aujourd’hui perdu, écrit en latin, dont Pierre Le Baud nous a conservé le titre traduit en français (Livre des faits d’Artur le Preux, autrement nommé le Grand) et dédié au duc Arthur II, n’est plus connu que par Le Baud qui, dans la seconde version de son Histoire de Bretagne, en fait explicitement mention à de nombreuses reprises et même le cite en plusieurs occasions, là encore en français. On a depuis retrouvé partiellement le texte latin correspondant à ces citations sous forme d’extraits qui figurent dans le carnet de notes d’un érudit breton de la fin du XVe siècle, généralement attribué par la critique moderne à Le Baud lui-même, même s’il est probable que le carnet en question contient des notes qui n’ont pas été prises par le vieil historien breton, mais par des collaborateurs attitrés ou occasionnels.


Les principaux éléments du dossier littéraire de saint Armel

Armel est né chez les Angles, de bonne famille, et est ordonné prêtre.

Il passe en Bretagne continentale et aborde en Léon.

Il se rend d’abord à la cour auprès du roi Childebert, dont il devient le conseiller pendant six ans et opère de nombreux miracles ; avec l’accord du roi, dont il reçoit « deux paroisses désertes en Bretagne » (duas plebes in Britannia desertas) lesquelles portent aujourd’hui son nom, il s’en vient dans le pays de Rennes (adiit in Redoniam) et opère là encore de nombreux miracles : il délivre notamment la région d’un dragon, décrit comme un « serpent énorme » (serpens ingens), qu’il précipite dans la Seiche (l’action est traditionnellement située à Saint-Armel-des-Boschaux).

Il quitte ensuite à nouveau le pays de Rennes pour se rendre « dans la Bretagne déserte » (ad desertam Britanniam), où il opère à nouveau de nombreux miracles.

On le voit par la suite effectuer de nombreux déplacements d’un oratoire à un autre (ex uno ad alium oratorium) ; mais on ne nous dit pas dans lequel le saint reçut l’annonce par l’archange Gabriel de sa mort prochaine, ni où celle-ci intervint.

Au XIIe siècle, on pensait à Dol, qui revendiquait le saint comme l’un de ses prélats, que son corps était conservé à Ploërmel (cujus corpus, in episcopatu Aletensi, apud castrum Ploasmel quiescit).


Vitraux anciens à Ploërmel, à Locquenvel et à Merevale Abbey

Une verrière de l’église de Ploërmel contient les principales scènes de la vie de saint Armel, en 8 tableaux avec inscriptions gothiques au pied :

- 1/ Le saint débarque en Armorique ;

- 2/ Le saint reçoit un message du roi ;

- 3/ Le saint guérit des lépreux et des boiteux dans le palais du roi ;

- 4/ le roi donne congé au saint pour aller délivrer la contrée ravagée par un monstre ;

- 5/ le saint passe son étole au cou du monstre ;

- 6/ le saint précipite le monstre dans la rivière ;

- 7/ le saint guérit tous les malades du pays ;

- 8/ le saint meurt, tandis qu’un ange apporte le message de cette mort.

Le commanditaire de cette verrière pourrait bien être la reine-duchesse Anne en personne (présence d’une cordelière). On cite également le nom de Jean Lespervier, évêque de Saint-Malo (1450-1486), représenté à l’origine dans un petit vitrail à droite de cette verrière et bien reconnaissable aux armes qui ornent le prie-dieu sur lequel le prélat est agenouillé.

Dans la fenêtre centrale de l’église de Locquenvel, six panneaux datés vers 1540, représentent des scènes de la vie de saint Armel, confondu en l’occurrence avec le saint local Envel, ou mieux *Guenvel : dans les deux panneaux du haut, le saint est en costume de laboureur, qui laboure la terre avec un attelage formé par une biche et un cerf, puis passe la herse attelée à un loup en lieu et place de l’âne dévoré par ce dernier. Les quatre panneaux suivants nous montrent le saint en abbé crossé et mitré, que viennent d’abord implorer les parents d’un enfant aux prises avec des loups dans la forêt ; ensuite c’est un condamné à mort qui vient demander l’intercession du saint ; puis des paysans dont la récolte est compromise par les oiseaux ; enfin d’autres paysans viennent à leur tour prier le saint pour qu’il protège leur troupeau de moutons de l’attaque d’un loup. Aucun de ces miracles ne figure dans la vita de saint Armel et ils ont certainement été empruntés à la légende locale de saint *Guenvel ; mais l’identification avec saint Armel est renforcée par la crosse et la mitre attribuées au saint.

A Merevale Abbey (Warwickshire), monastère fondé par la famille Ferrers, comtes de Derby, on peut encore voir dans la verrière de l’aile sud de l’ancienne Gate Chapel (actuelle église paroissiale), une représentation de saint Armel, qui porte la mitre de l’abbé, mais aussi l’armure du chevalier : on suppose que ce vitrail résulte d’un voeu du prétendant Henry Tudor, en 1485, lors de la bataille décisive de Bosworth, à proximité de l’abbaye que le roi Henry VII vint visiter en 1503.


Le culte de saint Armel à la fin du Moyen Âge

Le culte de saint Armel est au centre de trois problématiques différentes, contemporaines (charnière des XVe-XVIe siècles) et qui sont peut-être liées entre elles.

1/ Le nom Armel (arth, « ours », et mael « prince ») présente une incontestable parenté avec celui d’Arthur Ce nom est porteur d’une dimension guerrière à laquelle les biographes du saint ont toujours été sensibles, qui le désignent miles fortissimus ou miles acer semper gerens arma penitenciae : sans exclure la reprise de l'habituel cliché hagiographique du saint considéré comme un « champion de Dieu », c’est peut-être ici l'indication que ces écrivains, qui jouent à loisir sur les mots Armagilus et arma gerens, connaissaient le sens du nom porté par le saint ; mais, au delà de la parenté des deux noms, il existait une relation ambiguë entre Armel et Arthur. C’est la conviction de C. Barber et D. Pykitt, qui s’exprime dans leur ouvrage Journey to Avalon — The Final Discovery of King Arthur (1997) ; si ce travail n’a peut-être pas été conduit avec la rigueur suffisante, P. Galloni, universitaire italien, écrit quant à lui : « Arthmael, il probabile Artù storico ».

Henry Tudor, le futur roi Henry VII, avait baigné dans toutes ces histoires et la mythologie arthurienne lui a également servi au point de vue politique ; d'ailleurs, Henry Tudor avait donné le nom d'Arthur à son fils aîné, qui, s'il avait vécu plus longtemps, serait donc devenu le roi Arthur d'Angleterre (au lieu de son frère Henry, le futur Henry VIII). Le culte de saint Armel en Grande-Bretagne, lié à la dévotion que lui témoignait Henry VII, renvoie toujours à l’image d’un guerrier : c’est le cas dans le vitrail de Merevale Abbey, mais aussi avec la statue qui orne le tombeau du roi à Westminster Abbey, où Armel, sous la robe monastique, porte des gantelets de chevalier.

2/ Mais Henry Tudor, qui n'eut jamais de chance avec la mer (trois naufrages au moins !) a pu également « rencontrer » le culte de saint Armel à Plouarzel, non loin de l'endroit où il avait abordé de manière accidentelle la côte bretonne : si déjà il connaissait ce nom au travers du légendaire arthurien, la coïncidence a dû lui apparaître comme un signe du destin ou comme un geste de la Providence.

3/ Enfin, le bréviaire imprimé de Léon (1516), présente des traits particuliers, qui laissent à penser que les chanoines de la cathédralede Léon ont pu utiliser à l'occasion des matériaux d'origine insulaire. Or, un personnage domine la vita de saint Armel dans sa version léonarde donnée par le bréviaire imprimé de 1516 : il s’agit d’un certain Carencinalis, cousin de saint Paul Aurélien et membre de l’expédition qui voit le passage d’Armel de l’île de Bretagne sur le continent. J. Loth a indiqué qu’il s’agissait là d’une cacographie pour « Carentmail, mieux Carantmail : *Caranto-maglos ».

Cette hypothèse qui dispose qu’Armel et Ténénan auraient ainsi partagé le même maître, puisque Carantmail est donc la forme pleine du nom de Carantec, permet la reprise en compte d’assez nombreux matériaux épars dans l’ouvrage d’Albert Le Grand et plus particulièrement ce qui concerne les prêtres Senan, Quénan et Armen (ce dernier nom pour Armel ?) présentés, ainsi que le clerc Glanmeus, comme les compagnons de saint Ténénan dans la notice de ce dernier ; mais, de surcroît, elle ouvre de nouvelles pistes de recherches sur l’imprégnation arthurienne de ces différentes légendes, car précisément la vita d’origine galloise de Carantec (Carantocus) alias Cernath (Cernathus) [BHL 1562-1563] rapporte une anecdote qui met en scène Arthur, le saint et le dragon, et que passe sous silence la vita de saint Caradec dans le même bréviaire imprimé de Léon. Curieux chassé-croisé, dont Armel paraît ici le témoin impuissant !


André-Yves Bourgès

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