La disparition prématurée de Google Knol (voir ici) nous donne l'occasion de rapatrier sur le blog Hagio-historiographie médiévale un article de vulgarisation publié en octobre 2009.
Gildas,
« le dernier Romain de l’île de Bretagne » (F. Kerlouégan), mérite-t-il
encore le titre d’historien qui lui avait été accordé par les
“antiquaires” du XIXe siècle ? A la suite de ces derniers, on a en effet avant tout cherché dans son ouvrage — De excidio Britanniae, « De la décadence de la Bretagne » (désormais cité DEB) — des informations relatives à l’histoire de l’île de Bretagne aux Ve-VIe
siècles. Notons que seul cet aspect de témoignage contemporain parait
avoir vraiment intéressé les historiens de la Bretagne continentale,
parce qu’ils espéraient recueillir dans le DEB — au-delà de la
rapide mention d’insulaires qui, fuyant leur pays où désormais les
Saxons se comportaient en maîtres, « rejoignaient les régions d’outre
mer » — des renseignements sur les circonstances de l’émigration
bretonne en Armorique ; ils ne faisaient que suivre en cela le lointain exemple de Bède (+ 735) qui, au sujet des Pictes et des Scots, s’enquérait dans cet ouvrage de
détails dont son auteur s’est montré particulièrement avare, alors même
que la sobriété n’est pourtant pas la « marque de fabrique » du DEB. Le malentendu était donc de taille et allait s’avérer durable.
Le DEB
est constitué de deux parties, précédées d’une introduction dans
laquelle Gildas nous explique ses motivations et souligne que, du fait
de son inexpérience, il a attendu plus de dix ans avant de composer
cette lettre (epistola)— comprendre “lettre ouverte” — contenant une « courte monition » (admonitiuncula).
La première partie consiste en la description de l’île de Bretagne
suivie d’un résumé de son histoire depuis l’époque de la Conquête
romaine : certains érudits (notamment A.W. Wade-Evans) ont supposé que cette partie proprement “historique” pouvait résulter d’une interpolation au VIIIe
siècle ; mais leur hypothèse n’a pas été corroborée depuis. Pour écrire
ce résumé, Gildas indique qu’il n’a pu utiliser la matière des
monuments écrits de sa patrie — si tant est qu’ils existèrent jamais,
prend-il la précaution de souligner — parce que tous ces documents
avaient été soit la proie des incendies allumés par les ennemis, soit
emportés au loin en bateau par ses concitoyens exilés ; mais il dit
s’être servi de traditions recueillies outre mer, au demeurant pas très
complètes, ni très claires. Cette désignation de sa source principale
par Gildas a parfois été interprétée comme la preuve de son propre exil
sur le continent : en tout état de cause, c’est bien ainsi que l’avait
comprise, au XIe siècle, l’hagiographe du saint homonyme honoré à l’abbaye de Rhuys. La seconde partie du DEB
fait quant à elle l’objet d’une subdivision entre deux textes
clairement distingués par leur auteur, mais qui se situent sur le
registre de l’admonitiuncula : l’un, qui s’adresse nommément à cinq rois contemporains de Gildas (Constantinus, Aurelius Caninus, Vortiporius, Cuneglasus, Maglocunus), flétrit la
conduite et les méfaits des chefs laïques de l’île de Bretagne ;
l’autre, explicitement présenté comme la suite du précédent, est dirigé
contre les évêques, les prêtres et jusqu’à certains membres de
l’ « ordre » (des diacres) auquel Gildas déclare appartenir.
Le
récit qu’il fait des événements du passé et le témoignage que Gildas
apporte sur son époque, dont les hypercritiques du début du XXe
siècle (notamment F. Lot) n’ont eu aucun mal à dénoncer les
imprécisions ou les incohérences, constituent la démonstration a
contrario de ce que le propos du DEB n’est justement pas de
nature historique ou “mémorialistique” ; ainsi, les emprunts manifestes à
Orose (+ vers 418) ne relèvent pas seulement de l’anecdote ou du
glossaire, ils sont aussi très largement “idéologiques”. Il faut par
ailleurs admettre que cet ouvrage — du moins le prologue et la première
partie — a constitué la seule source dont on s’est servi à Rhuys
pour identifier son auteur avec le patron et fondateur supposé de
l’abbaye, comme l’attestent, dans la vita la plus
ancienne de saint Gildas [BHL 3541], les deux citations exclusives et
littérales ainsi que la chronologie de la composition du DEB, que
l’hagiographe adapte à son propos : les « frères religieux » de Gildas,
qui réclamaient son retour dans l’île de Bretagne, vinrent le visiter
au monastère de Rhuys dix années après son installation en ce lieu et
c’est alors qu’il écrivit son « opuscule en forme de lettre » (epistolarem libellum) aux cinq rois de l’île. Cependant, on l’a vu, Gildas, à l’époque où il a écrivait la seconde partie du DEB,
n’était pas (encore ?) moine, mais diacre, ce qui a échappé à
l’hagiographe, peut-être parce que ce dernier ne disposait pas d’un
manuscrit complet de cet ouvrage. Gildas a fait l’objet d’un nouveau
traitement hagiographique, cette fois insulaire, par Caradoc de
Llancarfan, qui était le contemporain de Geoffroy de Monmouth (+ vers
1155) : la vita en question [BHL 3542] consacre d’ailleurs une
large place aux rapports supposés de Gildas, qualifié d’ « historien des
Bretons », avec le roi Arthur, mais passe sous silence
son éventuel séjour armoricain et nous le montre terminant sa vie comme
ermite à proximité de l’abbaye de Glastonbury, où il avait écrit les
« histoires des rois de Bretagne ». Cette tradition figure également
dans le traité De Antiquitate Glastoniae Ecclesiae, composé vers 1135 par Guillaume de Malmesbury, mais qui n’est plus accessible aujourd’hui que dans une version du XIIIe siècle, largement interpolée.
La biographie “autorisée” de Gildas est donc réduite à l’unique indication qui figure dans la première partie parfois contestée du DEB
— indication d’une précision étonnante, mais en même temps dérisoire :
Gildas place sa naissance l’année du siège de Mont-Badon, dont
malheureusement la date demeure encore discutée (vers le tournant des Ve-VIe
siècles). Si la formulation ne laisse pas de doute sur la date de
naissance de l’auteur, elle n’est pas suffisamment claire en revanche
pour trancher si la rédaction du DEB doit être datée de la
quarante-quatrième année de Gildas, ou si cet intervalle de quarante
trois ans s’applique à la date du siège de Mont-Badon par rapport à
quelque événement antérieur d’importance. On peut retenir, en tant que
source externe quasi-contemporaine, les allusions de Colomban (Epist.,
I, 6 et 7), qui, tout en nous procurant un nouveau synchronisme — cette
fois avec Finnian de Clonard (+ vers 550), à qui Gildas avait adressé
une lettre dont on conserve encore, semble-t-il, quelques fragments —
témoignent de la célébrité de l’auteur du DEB en son temps, ainsi que de la diffusion de son ouvrage vers la fin du VIe siècle. Ce qui est rapporté des cinq rois bretons à qui s’adresse la première admonitiuncula
ne peut, en l’état actuel de la documentation disponible, faire l’objet
de toutes les vérifications nécessaires ; la critique actuelle admet
cependant l’historicité de ces différents personnages, ainsi que celle
du vainqueur de Mont-Badon, Ambrosius Aurelianus, dont Gildas souligne que les descendants avaient, à son époque, beaucoup perdu de leur vertu ancestrale. Quant à la seconde admonitiuncula
à l’adresse du clergé de l’Église de Bretagne, elle ne fournit aucun
nom : prudence de l’auteur, désireux de ne pas brûler tous les vaisseaux
de sa (future ?) carrière ecclésiastique, ou bien, plus
vraisemblablement, nouvel indice que ce texte, loin de refléter la
réalité, est en fait un exercice convenu destiné à illustrer un genre
littéraire bien défini ?
Car
Gildas est avant tout un “homme de lettres”, dont le style prolixe et
parfois obscur témoigne en réalité d’une grande maîtrise de la langue
latine et de son appropriation par un véritable auteur, pour qui la
romanité, dans sa double dimension politique (l’Empire) et religieuse
(le christianisme), constitue un summum indépassable. Le DEB est avant tout un “livre d’écrivain”, préparé
de longue date et dont la spontanéité n’est sans doute pas la
caractéristique principale : comment en effet peut-on résister plus de
dix ans à un impérieux besoin de dénoncer les turpitudes de son temps,
sauf à considérer que cette maturation est une étape nécessaire du
projet littéraire que l’on a construit ? Certes, on a tenté
d’interpréter (et en même temps d’expliquer) ce délai par des
considérations relatives à l’âge de l’auteur du DEB : Gildas
aurait en fait écrit ce texte autour de sa vingt cinquième année, ce qui
rapporterait la première étape de ses réflexions lorsqu’il était âgé de
douze, quinze ans, — trop jeune donc pour prendre la plume ; mais rien
n’empêche de voir en lui un auteur plus mûr, largement quarantenaire
même si l’on retient l’une des traductions possibles du passage sur sa
naissance. De même, si la “bibliothèque” de Gildas, inventoriée au
travers des emprunts manifestes qui figurent dans son ouvrage, ne
comprenait sans doute que quelques livres — ce qui, à
nouveau, ne concorde guère avec l’hypothèse d’un travail de rédaction à
l’intérieur d’une enceinte monastique, généralement bien dotée en
manuscrits d’œuvres diverses — le DEB témoigne indirectement de l’influence de très nombreux auteurs, dont l’apprentissage a nécessairement demandé du temps.
Le
bilan historiographique de Gildas peut être vite fait : si sa
personnalité littéraire est désormais assez bien connue, le personnage
historique demeure pratiquement insaisissable et la personne du saint
est le produit d’un phénomène d’historicisation tardive à partir de
traditions hagiographiques invérifiables, mises par écrit à partir du XIe
siècle ; — il est particulièrement inapproprié de reprocher à Gildas de
ne pas être le Grégoire de Tours des Bretons, car son propos est très
différent de celui de l’auteur des Dix livres d’histoire ; — son œuvre est une contribution d’importance à l’histoire littéraire du VIe
siècle ; elle vient illustrer le genre, assez peu développé, de la
“lettre-sermon”, dont le modèle est peut-être à chercher du côté de la lettre aux soldats de Coroticus
par saint Patrice ; mais, sur le fond, c’est l’influence de Salvien de
Marseille (+ après 470) qui est sans doute la plus sensible ; au
demeurant, le DEB constitue un témoignage sur l’existence dans
l’île de Bretagne à cette époque de foyers de culture latine, plutôt
conservateurs, peu influencés en tout cas par la culture indigène ; —
les historiens des origines de la Bretagne continentale doivent se
contenter d’une mention furtive concernant l’émigration d’insulaires
vers des contrées d’outre-mer : il n’est pas spécifiquement question de
l’Armorique et il n’est pas non plus établi, si du moins cela n’est pas
impossible, que Gildas ait fait partie de ces émigrés ; — en revanche,
les rares traits “civilisationnels” rapportés incidemment par Gildas
pour servir son propos, sont particulièrement précieux, car ils
témoignent, à l’époque de cette émigration, de la forme de plusieurs
institutions et de quelques faits sociaux propres aux populations de
l’île de Bretagne : il convient donc de resituer
ces notations comme un jalon dans la perspective ethno-historique qui
s’ouvre avec le corpus littéraire des auteurs de l’Antiquité et se
prolonge avec la documentation médiévale, sans en tirer de conclusions trop péremptoires pour ce qui concerne la Bretagne continentale.
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