"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale." J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat...

31 juillet 2005

III.- Bretagne ducale et novi sancti : 1. Ultime mission diplomatique de Vincent Ferrier.

Nous entamons la mise en ligne de notules d’hagio-historiographie bretonne sous le titre général de SAINTS DE BRETAGNE. Ces notules sont rangées dans 3 séries : I.- Les saints bretons du Haut Moyen Âge ; II.- L’hagiographie bretonne à l’époque féodale (XIe-XIIIe siècles) ; III.- Bretagne ducale et novi sancti.

Les textes sont mis en ligne sans leur appareil critique (qui figure dans les publications conventionnelles) ; ils n’en sont pas moins protégés par les lois internationales relatives au droit d’auteur et à la propriété intellectuelle. Leur utilisation, reproduction ou simple citation est autorisée, mais sous réserve absolue de la mention du nom de leur auteur.

Parce qu’il a fortement marqué la Bretagne de l’empreinte de sa pastorale, parce qu’il trouva la mort (le 5 avril 1419) et reçut sa sépulture à Vannes, parce que l’enquête préliminaire en vue de sa canonisation fut en grande partie instrumentée en Bretagne, le dominicain catalan Vincent Ferrier peut être sans conteste rangé dans la cohorte des novi sancti bretons du Bas Moyen Âge.

Cette dimension locale ne doit pas occulter la stature du personnage qui attend, en France du moins, son biographe moderne ; on peut encore recourir à l’ouvrage ancien de l’abbé J.-M. Mouillard, paru en 1856 : travail solidement documenté certes, car il s’appuie sur les témoignages recueillis lors de l’enquête de canonisation, mais dont l’approche et le style sont évidemment dépassés, sans compter quelques erreurs patentes en particulier au plan chronologique. Le chapitre consacré au dominicain par A. de la Borderie dans son Histoire de Bretagne (t. 4) vaut surtout par la tentative de reconstitution de l’itinéraire du futur saint en Bretagne et en Normandie (p. 166-170) ; mais il est manifeste que l’érudit avait hâte d’en venir « à l’objet principal de ce chapitre, c’est-à-dire aux sermons, à l’éloquence de saint Vincent Ferrier ». Enfin, le P. Fagès a donné en 1904 une édition du Procès de la canonisation, … pour faire suite à l’histoire du même saint.

Absent de la thèse monumentale consacrée à La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge par A. Vauchez, le prédicateur catalan a fait récemment l’objet de l’intérêt de chercheurs comme H. Martin ou J.-C. Cassard, qui lui ont consacré plusieurs études ; mais de nombreuses facettes de sa personnalité demeurent dans l’ombre, ainsi que certains épisodes de son existence.

Ainsi, le rôle qu’il a pu jouer dans la diplomatie franco-anglaise doit-il être reconsidéré à la lumière du témoignage d’une chronique anglaise anonyme de 1513 : témoignage révoqué en doute par G. Peyronnet et à sa suite par J.-C. Cassard, eu égard au fait que le chroniqueur mentionne une entrevue entre le dominicain et le roi Henry V à Rouen en 1419, alors qu’une telle rencontre avait déjà eu lieu à Caen en 1418, selon plusieurs témoins entendus lors de l’enquête de canonisation. Cependant, il est tout à fait possible que se soit tenue une seconde entrevue à Rouen, peu de temps avant la mort de Vincent Ferrier.

En effet, les tentatives de reconstitution de l’itinéraire du prédicateur en Bretagne et en Normandie, de l’avis même de ceux qui s’y sont essayé depuis A. de la Borderie, demeurent très aléatoires et finalement assez vaines : échappent en particulier à l’investigation les semaines qui ont précédé la mort du futur saint à Vannes ; mais il paraît assuré que, juste avant son retour définitif à Vannes (soit fin mars-début avril 1419), Vincent Ferrier se trouvait à Nantes, prêt à prendre la route à destination de son pays natal.

Curieusement, les historiens n’ont pas souligné la présence de Jean V dans la capitale de son duché à cette même période. La coïncidence est pourtant de nature, sinon à emporter la conviction, du moins à nourrir la conjecture : le duc et le prédicateur ne seraient-ils pas revenus ensemble à Nantes depuis Rouen, où Jean V avait séjourné avec une suite impressionnante en février-mars 1419 et rencontré à plusieurs reprises le roi d’Angleterre. Le chroniqueur anonyme de 1513, qui a puisé à bonne source (et qui la cite), nous révèle la nature politico-diplomatique de la mission qui aurait été confiée à cette occasion à Vincent Ferrier : mission à laquelle fait d’ailleurs allusion de manière explicite le 2e témoin entendu lors de l’enquête de canonisation ; mission absolument distincte du voyage effectué en 1418 par le prédicateur jusqu’à Caen, à l’invitation expresse du roi Henry V.


André-Yves Bourgès


09 juillet 2005

Liens utiles

Mise en ligne de plusieurs liens en rapport avec le sujet de notre "blog" : les excellentes pages de Graham Jones, la Celtic Christianity Electronic Library, dont le "conservateur" est le Dr Jonathan Wooding, et la base de données des saints bretons ; MENESTREL, The Internet Medieval Sourcebook et Reti medievali, trois sites incontournables en "médiévistique". Enfin du manuscrit à l'édition, un parcours en trois étapes : l'IRHT, la "Base de données géographiques et chronologiques de la littérature et des manuscrits hagiographiques latins" (annexée à "l'histoire de la littérature hagiographique") et une édition électronique de la célèbre Légende Dorée, de Jacques de Voragine.


André-Yves Bourgès

07 juillet 2005

Robert d’Arbrissel, Raoul de la Fûtaie et Robert de *Locunan : la trinité érémitique bretonne de la fin du XIe siècle

Nous mettons en ligne, sans son appareil critique, le texte de l’intervention que nous avons donnée lors du colloque annuel du CIRDoMoC en juillet 2004 ; ces quelques pages sont dédiées à la mémoire du maître trop tôt disparu, Hubert Guillotel, qui avait lui aussi cherché à mieux connaître « les premiers temps de l’abbaye de Saint-Sulpice-la-Forêt ».

La production hagiographique bretonne médiévale est majoritairement constituée d’ouvrages composés aux XIe, XIIe et XIIIe siècles. Or c’est l’époque de l’apparition en Bretagne de nombreux novi sancti, en corrélation d’abord avec le renouveau bénédictin, puis avec le renouveau érémitique et enfin avec le renouveau mendiant : cette floraison débute avec les saints « fabriqués en série » à Saint-Gildas de Rhuys après la restauration du monastère et s’achève avec Yves de Kermartin, dont le modèle de sainteté, largement tributaire de l’idéologie mendiante, a pu également subir l’influence du prêtre normand Thomas Hélie. Le mouvement érémitique, qui connaît ses plus grands développements aux marches du duché à la charnière des XIe-XIIe siècles, n’a pas beaucoup intéressé jusqu'à aujourd'hui les historiens de la Bretagne, lesquels ont avant tout utilisé les sources hagiographiques pour dresser (avec des résultats contrastés) le tableau des origines bretonnes. Pourtant, il y aurait beaucoup à dire, nous semble-t-il, sur la mise en place de « modèles de sainteté » inspirés par le comportement des novi sancti en général et des ermites en particulier, modèles qui ont été largement utilisés par les hagiographes tardifs dans les vitae de saints « primitifs ». Il nous semble également qu’il conviendrait de s’intéresser à la position inconfortable de certains promoteurs de la Réforme grégorienne en Bretagne, dont l’action est contemporaine du mouvement érémitique : c’est notamment le cas du fameux Robert d’Arbrissel, à l’origine curé héréditaire, peut-être de surcroît concubinaire, qui fut aux années 1089-1093 le coadjuteur de l’évêque de Rennes, Sylvestre de la Guerche, lui-même prélat simoniaque.

Parmi les novi sancti bretons, d’origine ou d’acclimatation, qui ont été impliqués dans le mouvement érémitique, deux sont rigoureusement contemporains et leurs relations sont marquées au coin d’une véritable affinité : il s’agit de Robert d’Arbrissel, mort en 1116, et de Raoul de la Fûtaie, mort en 1129 ; mais leur principal point commun et véritable titre de gloire consiste dans la fondation de différents établissements monastiques, dont les plus célèbres sont respectivement Fontevraud et le Nid-de-Merle, abbayes « doubles » où l’autorité de l’abbesse s’étendait à tous les religieux, aussi bien les hommes que les femmes.

Un troisième personnage, moins célèbre et qui n’est pas reconnu comme Bienheureux, doit être associé aux précédents, car il est manifeste qu’il appartenait à la même communauté de pensée ; d’ailleurs, nous avons des témoignages sur les liens privilégiés qui l’unissaient à Raoul de la Fûtaie : il s’agit de Robert qui, après avoir été ermite, devint en 1113 évêque de Quimper et siégea jusqu’à sa mort en 1130.

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Pas question pour nous de donner ici un portrait de Robert d’Arbrissel dont « l’étonnante figure » et « l’impossible sainteté » ont fait récemment l’objet d’approches renouvelées par le regretté Jean-Marie Bienvenu et l’innovant Jacques Dalarun ; mais seulement dire que certains éléments de sa biographie doivent être reconsidérés à la lumière des travaux de ces deux chercheurs, de même que les caractères originaux de la fondation de Fontevraud. Ainsi en est-il de la durée de la retraite au « désert » de Robert : sans doute moins de cinq années au total, divisées en deux périodes, ce qui est finalement assez court rapporté à la durée de vie d’un septuagénaire. Egalement de la question du synéisaktisme, qui paraît avoir été l’ascèse privilégiée par Robert : cette pratique contenait-elle en germe la dimension de mixité de Fontevraud ; ou bien le fondateur du monastère s’est-il inspiré en l’occurrence d’un modèle préexistant ?

Le dossier de Raoul de la Fûtaie fait exception parmi ceux qui constituent les sources écrites de l’histoire du mouvement érémitique : ermite renommé et fondateur dans la forêt de Rennes, au lieu-dit le Nid-de-Merle, d’un établissement monastique consacré à la Vierge et à Saint-Sulpice, qui devait être promu par la suite abbaye chef d’ordre, on pouvait s’attendre légitimement à ce que le personnage bénéficiât d’un traitement hagiographique approprié au travers de la composition d’une vita, comme ce fut le cas pour les autres ermites fondateurs d’abbayes devenues chefs d’ordre, Robert d’Arbrissel, Vital de Mortain et Bernard d’Abbeville, avec lesquels il est d’ailleurs placé sur un pied d’égalité par le biographe de ce dernier ; mais ce n’est malheureusement pas le cas. Il faut se contenter de quelques maigres et donc précieux éléments documentaires : inscription au nécrologe de l’abbaye Saint-Sulpice, qui le décrit comme un moine de l’abbaye Saint-Jouin de Marnes ; emploi dans quelques actes de la pratique ; mentions dans les chroniques de Robert d’Auxerre et d’Aubri des Trois-Fontaines, mentions d’ailleurs inspirées par la vita de Bernard d’Abbeville. D’autres sources, plus difficiles à contrôler et, partant, à utiliser peuvent néanmoins être intégrées dans notre corpus : traditions populaires, vestiges archéologiques, etc. Ce déficit documentaire ne doit cependant pas décourager les chercheurs, mais plutôt les conduire à s’interroger sur la possibilité qu’il ait existé une vita de Raoul de la Fûtaie, laquelle aurait disparu par l’injure du temps ou par l’exécution d’un dessein particulier : cette hypothèse et la seconde possibilité que nous évoquons doivent être considérées avec d’autant plus d’attention que Raoul a joué un rôle majeur au sein du mouvement érémitique qui s’est étendu dans l’ouest de la France à la charnière des XIe-XIIe siècles. De plus, l’exemple de Geoffroi du Loroux, d’abord écolâtre d’Angers, lui-même engagé un temps dans une carrière érémitique (vers 1126-1136), avant d’accéder au siège archiépiscopal de Bordeaux, et qui portait un grand intérêt à l’abbaye Saint-Sulpice, montre surabondamment que Raoul comptait, parmi ses disciples, des hommes dont le talent d’écriture était certain et qui auraient pu être ses biographes.

Peut-être pour être natif de cette région, Raoul de la Fûtaie s’était d’abord établi dans le Bas-Maine, ou plus exactement dans le « Petit Maine », entre les rivières de Glaine et d’Airon, territoire dépendant jusqu’au début du XIIIe siècle de la seigneurie de Fougères et dont l’appartenance diocésaine n’était sans doute pas encore bien définie à l’époque. Zone de confins, très boisée, où l’encellulement restait incomplet : terrain propice donc à l’exercice de la marginalité, dont la vie érémitique était incontestablement une des formes. C’est sans doute dans ces parages que leur appétit du « désert » devait également amener Robert d’Arbrissel et Vital de Mortain ; et c’est là que les vint rejoindre Bernard d’Abbeville, au dire du biographe de ce dernier, qui d’ailleurs ne mentionne pas la forêt de Craon. L’ermitage de Raoul fut probablement à l’origine de l’« église Notre-Dame de la Fûtaie » mentionnée dans une bulle de 1179 en faveur de Saint-Jouin (ecclesiam sancte Marie de Fusteia), prieuré situé sur le territoire de Saint-Mars-sur-la-Fûtaie, dont l’église paroissiale est également mentionnée dans la bulle de 1179 (ecclesiam sancti Medardi) ; non loin de là, au lieu-dit L’Habit, en Pontmain, qui dépendait à cette époque de la paroisse de la Bazouge-du-Désert, au nom significatif, s’était établi un autre ermite, nommé Aubert, qui est peut-être le même que le socius de Raoul de la Fûtaie, dont le souvenir nous a été transmis par la tradition qui avait cours à Saint-Sulpice.

La fondation de cette dernière abbaye résulte de l’installation ultérieure de Raoul et de sa communauté dans la forêt de Rennes, dépendante du domaine ducal, ce qui laisse à penser que le monastère a bénéficié en l’occurrence du soutien d’illustres auxiliaires laïques, Alain Fergent bien sûr et peut-être plus encore sa femme Ermengarde, dont on connaît le rôle éminent dans la vie religieuse de la Bretagne à la charnière des XIe et XIIe siècles.

Le troisième personnage dont il est question ici, Robert, est mieux connu que Raoul de la Fûtaie ; mais c’est au titre de la carrière épiscopale qu’il a parcourue de 1113 à 1130 sur le siège de Quimper. Sa période érémitique avait pris place juste auparavant : Robert ermite et son compagnon Christian sont mentionnés immédiatement après un prêtre nommé Israël (Israel presbyter, Rothbert heremita et Christianus socius ejus) dans un acte passé vers 1107-1112 qui constate l’accord entre l’abbaye Sainte-Croix de Quimperlé et un certain Donguallon, au sujet de biens et de droits appartenant à l’abbaye ; Christian figure en qualité d’ermite (Christianus heremita) dans un acte de 1126 qui mentionne à nouveau Israël, cette fois en tant qu’archidiacre, acte donné au profit de Marmoutier par Robert, évêque. L’identification de ce dernier avec l’ermite Robert est confirmée par la tradition de l’Église de Quimper, tradition établie depuis le début du XVe siècle au moins : en effet, le catalogue épiscopal qui figure dans le cartulaire du lieu, compilé au XIVe siècle, a été enrichi en 1417 d’une addition qui fait explicitement référence à la carrière érémitique de Robert et à la localisation de l’endroit où il s’était établi (Robertus episcopus qui fuit heremita apud Locuuan) ; mais la lecture du toponyme concerné a donné lieu à bien des discussions, dont l’enjeu dépasse la simple satisfaction érudite.

Il n’y aurait d’ailleurs pas lieu de revenir sur la lecture la plus récente et la plus assurée, Locuuan, si celle-ci ne posait pas plus de problèmes qu’elle n’en résout : c’est ainsi que Gildas Bernier avait proposé d’y voir le doublet en loc- du nom de la paroisse de Pluguffan ; tout récemment, Joëlle Quaghebeur a émis l’hypothèse qu’il pouvait s’agir de Loc-Amand, en Fouesnant. Pour mémoire, rappelons qu’Albert Le Grand avait identifié l’ermitage de Robert avec Locronan, hypothèse qui s’est révélée la plus durable et que l’on retrouve encore dans les ouvrages de Jean-Marc Bienvenu et Jacques Dalarun déjà cités ; cependant cette identification doit être rejetée avec vigueur.

En fait, il faut, comme c’est souvent le cas, élargir la problématique pour permettre de trouver un début de solution. Si le toponyme transcrit en face du nom de Robert dans le catalogue épiscopal doit effectivement être lu Locuuan, ce que personne ne conteste, il faut également constater que la source de cette transcription demeure inconnue. Or, il y a fort à parier que l’interpolateur a travaillé d’après une source écrite et d’accès restreint ; car s’il s’était agi d’une source orale et déjà largement diffusée au début du XVe siècle, nous ne serions pas aujourd’hui encore dans l’ignorance de la localisation précise de l’ermitage de Robert. Compte tenu de l’habituelle confusion entre n et u dont ont souvent été victimes les scribes du bas Moyen Âge à l’occasion de la transcription de pièces plus anciennes, il est possible de restituer la forme du toponyme qui nous intéresse en *Locunan, aujourd’hui le nom de lieu Loconan, en Trébrivan (Côtes d’Armor), où s’élève une chapelle dédiée à Notre-Dame de la Clarté, monument tardif comme c’est bien souvent le cas, mais qui a peut-être succédé à un édifice plus ancien. Dans la vallée située en contrebas du Minez-Loconan (la « montagne de Loconan »), se trouve un endroit idéal pour se retirer du « monde », car véritable « désert » au sens religieux du terme : le souvenir en est conservé par le toponyme le Nézert, qui est généralement associé à un ermitage de l’époque médiévale ; mais ce type de « solitude » s’accommodait en général assez bien d’un passage continuel à proximité, comme c’était le cas dans la haute vallée de l’Hyères.

Quant à la position de Robert avant son entrée au « désert », elle n’est pas connue avec certitude, mais il est tentant de reconnaître en lui un membre du personnel canonial de la cathédrale de Quimper : ainsi s’expliquerait son élévation à l’épiscopat à la suite d’une élection au sein du chapitre. D’ailleurs un chanoine du nom de Robert est mentionné dans un acte de 1093 ; mais il peut s’agir d’un homonyme, qui exerça successivement les fonctions de chapelain auprès de l’évêque Benoît, puis de notre Robert. Enfin, il faut noter que le nom de ce dernier, ainsi que celui de son compagnon dans la vie érémitique, Christian, ne sont pas spécifiquement bretons et que le neveu de l’évêque Robert s’appelait quant à lui Daniel.

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Certaines traditions tardives, dont Balthazar Pavillon s’est fait l’écho au XVIIe siècle, présentaient Robert de Loconan comme un disciple de Robert d’Arbrissel. Même si ces traditions ont été révoquées en doute par Jean-Marc Bienvenu, elles constituent le témoignage que le mouvement qui a abouti à la fondation de Fontevraud était perçu comme ayant formé un tout avec les autres expériences érémitiques de l’époque et qu’il paraissait que leurs promoteurs respectifs avaient entretenu les uns avec les autres des relations suivies. L’unité perceptible du phénomène érémitique caractéristique de l’histoire religieuse de l’ouest de la France aux XIe-XIIe siècles découle évidemment de contacts directs et indirects entre ses principaux acteurs ; mais la manière dont se sont exercées les influences des uns sur les autres doit être, à notre avis, reconsidérée : la place accordée par l’historiographie à Robert d’Arbrissel dans le développement de ce mouvement résulte peut-être moins du rôle certes éminent joué par le fondateur de Fontevraud que du déficit documentaire qui caractérise les dossiers littéraires de ses disciples, prétendus ou supposés tels.

Pour ce qui est de Raoul de la Fûtaie et de Robert de Loconan, nous savons qu’ils ont entretenu des relations suivies : Robert, devenu évêque de Quimper, est présent en 1117 lors de la rédaction de l’acte de donation de la Fougereuse, qui fait intervenir les religieuses de Nid-de-Merle et leur maître Raoul, dans un rapport complexe déjà observé par Jacques Dalarun en ce qui concerne les moniales de Fontevraud et Robert d’Arbrissel ; mais surtout le prélat est sans doute à l’origine du rattachement en 1124 à l’abbaye Saint-Sulpice du monastère de Locmaria, établi non loin du siège épiscopal. En tout état de cause, Robert, cette année là, a confirmé la donation effectuée par Conan III de la communauté quimpéroise à l’établissement rennais : le récipiendaire désigné dans l’acte est à l’évidence Raoul de la Fûtaie, modestement qualifié de prieur, assisté de l’abbesse de Saint-Sulpice, Marie, et des autres religieuses (Radulfo priori atque Mariae abbatissae nec non et sororibus ibidem Domino servientibus). La communauté de Locmaria était nécessairement bien connue du prélat, en vertu de la proximité du monastère et du siège épiscopal et des relations entre l’un et l’autre : peut-être même lui était-elle familière depuis l’époque où Robert avait été ermite près de Loconan, car l’abbaye était alors possessionnée à Quelen-Locarn, non loin de Trébrivan.

Or, Locmaria, dont les débuts ont donné lieu à la rédaction d’une « pancarte » qui résume six ou sept actes passés entre 1022 et 1058, présentait un profil particulier parmi les rares monastères féminins bretons des XIe-XIIe siècles : il s’agit en effet d’une abbaye double, dont la création a sans doute résulté de la soumission d’une communauté masculine, originellement dirigée par un abbé, à une communauté de femmes, dont l’abbesse devait par la suite exercer son autorité sur tous ; puis l’abbé avait été substitué par un prieur, office que Raoul de la Fûtaie ne dédaigna pas de remplir à Saint-Sulpice, comme il vient d’être dit. La première abbesse de Locmaria, Hodierne, n’était autre que la fille du comte de Cornouaille, Alain Caignard, et de Judith de Nantes : il est vraisemblable que pour permettre à Hodierne, dont la vocation religieuse était peut-être avérée, de disposer d’un établissement religieux approprié à son rang et localisé à proximité de la capitale comtale, il parut plus efficace à ses parents de transformer en un modèle inédit d’abbaye double une communauté masculine qui remontait au moins au temps du père d’Alain, l’évêque-comte Benoît, plutôt que de créer ex nihilo un monastère féminin ; cette solution permettait en outre de pallier au difficile recrutement local d’un nombre suffisant de moniales, dont témoigne une onomastique marquée au coin de l’influence germanique.

Modèle inédit, car nous n’avons pas de traces antérieures en Bretagne de ce type de monastère qui avait été répandu à l’échelon de toute l’Europe chrétienne, par exemple dans l’Angleterre anglo-saxonne, où les abbayes doubles, particulièrement nombreuses, furent fondées majoritairement au VIIe siècle et disparurent vers le milieu du IXe. Voici donc, vers le milieu du XIe siècle, un monastère honoré des faveurs des comtes de Cornouaille et dont la régularité ne paraît pas devoir être remise en cause, quand bien même cet établissement ne se situait pas dans la filiation d’un ordre particulier et semble avoir présenté certaines particularités : les religieux étaient placés à l’origine sous l’autorité d’un personnage qui, dans les deux premiers actes de la pancarte de Locmaria, porte le titre d’« abbé », abbas ; mais les religieux furent quant à eux désignés comme étant des « clercs », clerici, avant que ne s’impose la terminologie « frères », fratres, qui se retrouve également à Saint-Sulpice et à Fontevraud. Peut-être faut-il comprendre que ces « clercs » appartenaient originellement au monde canonial, hypothèse qui semble avoir la faveur de Joëlle Quaghebeur ? Surtout, ce qui constitue une innovation importante, Locmaria devait intégrer rapidement des religieuses et la supérieure de celles-ci se vit alors attribuer, avec le titre d’abbesse, la direction de l’ensemble du monastère ; les religieuses quant à elles sont classiquement désignées comme étant des « moniales ».

Comme l’a souligné Jean-Hervé Foulon, « la riche chronique de Saint-Maixent » se révèle « plus attentive aux fondateurs du nouveau monachisme » que les autres sources historiographiques du mouvement érémitique : ainsi, « tous les grands noms de l’Ouest s’y trouvent réunis », parmi lesquels celui de Raoul, moine de Saint-Jouin, qui, en 1095 selon le chroniqueur, coepit instruere suos et sua loca. Cette mention annalistique a fait couler une assez grande quantité d’encre, car les archéologues et les historiens de l’art ont voulu reconnaître dans ce Raoul l’architecte ou du moins le maître d’œuvre de l’abbaye de Marnes ; mais reprenant à son compte la traduction donnée par Jean Verdon, lequel n’en avait pas tiré toutes les conséquences, Anat Tcherikover a montré qu’il s’agissait très certainement d’une allusion à la prédication de Raoul de la Fûtaie et aux différentes fondations qui ont résulté du succès rencontré. La date de 1095 situerait l’époque de l’entrée au « désert » de Raoul quelque temps auparavant celles de Robert d’Arbrissel, Vital de Mortain et Bernard d’Abbeville, contemporaines du voyage du pape Urbain II dans l’ouest de la France.

Ainsi, la chronologie ne s’oppose pas à ce que Robert d’Arbrissel, compagnon de Raoul de la Fûtaie, ait pu subir l’influence de ce dernier, lequel, au travers de ses contacts avec Robert de Loconan, pouvait lui même avoir eu connaissance de l’existence d’une abbaye double à Quimper : ne peut-on dès lors proposer comme une hypothèse que Locmaria a peut-être constitué le modèle des communautés du Nid-de-Merle et de Fontevraud, modèle adapté à l’occasion des fondations successives de ces deux abbayes et venu renforcer les pratiques synéisaktiques de leurs fondateurs ?

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Si André Vauchez a raison de souligner que la dimension érémitique de la sainteté médiévale fut certainement la plus manifeste pour les gens du peuple, il n’en est pas moins vrai que certains aspects de ce « modèle de sainteté » pouvaient tout autant constituer un véritable repoussoir que susciter de l’attirance et de l’admiration : la vita de saint Ronan constitue à cet égard un témoignage exceptionnel sur l’ambivalence des sentiments éprouvés par les populations à l’égard des ermites ; cependant ce témoignage ne se rapporte pas à l’époque, d’ailleurs imprécise, où vivait le saint, mais bien plutôt à celle de la composition de sa biographie, datation qui n’est pas encore établie avec une complète certitude.

La vita de saint Ronan, évidemment écrite avant 1219 puisque l’hagiographe y déplore que la Cornouaille soit privée de toute relique de saint Corentin, ne doit pas être antérieure au premier tiers du XIIe siècle : sinon Gurheden, rédacteur vers 1124-1127 du cartulaire de Quimperlé, n’eut certainement pas manqué de l’intégrer à sa propre compilation, comme il l’a fait pour les vitae de sainte Ninnoc et de saint Gurthiern ; or si la vita de saint Ronan a effectivement été connue à Sainte-Croix de Quimperlé, c’est postérieurement à l’époque à laquelle a travaillé le compilateur du cartulaire. Du même coup, l’attribution proposée par le regretté H. Guillotel, à savoir Bernard de Moëlan, et la datation déduite, c’est à dire l’époque laquelle Bernard a occupé le siège épiscopal de Quimper aux années 1159-1167, s’en trouveraient singulièrement confortées ; mais R. Largillière a depuis longtemps établi que la vita de saint Ronan, tout comme l’ouvrage primitif sur saint Corentin, sont sortis de la plume du compilateur de la pancarte de Quimper, qui travaillait vers la fin du XIe siècle.

Dès lors il existe une autre possibilité : que les textes hagiographiques en question aient été composés à l’instigation de Robert de Loconan devenu évêque de Quimper, sinon même par ce prélat. Cette identification est suggérée par la parenté stylistique de ces textes avec une charte-notice et une charte données par Robert aux années 1118-1126 au profit de Marmoutier, ainsi que dans la charte de 1124 relative à Locmaria : voyez en particulier l’adverbe unanimiter — que R. Largillière déjà avait remarqué comme étant une marque distinctive et qu’il jugeait « amusant » — et aussi les paraboles sur l’eau qui éteint, ou bien qui n’éteint pas le feu (c’est selon), la référence au « clergé » (clerus) qui assiste l’évêque, etc. ; autant de formules qui se retrouvent dans les ouvrages hagiographiques mentionnés. Bien que nous ne disposions que d’un matériau documentaire très modeste, d’autant plus que certaines pièces qui le citent sont manifestement des faux, le personnage de Robert mériterait d’être mis en valeur au travers d’un travail spécifique. En tout état de cause, s’il s’avérait que le prélat était bien l’auteur de travaux hagiographiques sur saint Ronan et saint Corentin, cela constituerait un excellent moyen de mieux cerner sa personnalité, du moins en ce qui concerne sa formation intellectuelle et culturelle.

Saint Ronan, dans sa retraite cornouaillaise, fut en butte, selon son biographe, aux persécutions d’une femme du peuple, qui portait le surnom de Kéban et dont les accusations peuvent être résumées comme suit :

1°) Kéban avait répandu le bruit que Ronan était un loup-garou qui, non content de ravager le bétail, s’en prenait également aux humains ; l’hagiographe nous renseigne sur les raisons qui ont dicté cette attitude de Kéban, à savoir que le mari de cette dernière se détournait d’elle au profit des enseignements du saint. Quant à l’accusation de lycanthropie, elle était motivée par la capacité de l’ermite à exercer sur les loups un véritable pouvoir, dont lui-même n’avait pas originellement pris conscience.

2°) La deuxième accusation portée par Kéban à l’encontre de Ronan était beaucoup plus grave et ce dernier avait été d’ailleurs contraint de s’en justifier devant la cour du roi Grallon : les faits incriminés relevaient de ce que la justice aujourd’hui doit instruire sous le nom de pédophilie, avec les mêmes conséquences dramatiques pour les enfants, mais aussi pour les innocents accusés à tort comme l’ont montré récemment les débats du procès d’Outreau. En faisant dire à Kéban que Ronan avait dévoré sa fille, l’hagiographe donne à son récit une connotation fantas(ma)tique qui nuit à son intelligibilité, d’autant plus que la fillette étant morte étouffée dans le coffre où l’avait enfermée sa mère, le saint fut ainsi amené à procéder à un miracle de résurrection ; mais, selon Kéban, le crime dont elle avait accusé l’ermite renvoyait à ceux qui avaient été précédemment commis par lui et pour lesquels il avait été obligé de quitter son pays d’origine.

3°) Dernière accusation, finalement plus banale et qui pourtant eut raison de la résistance de Ronan : ce dernier aurait abusé de Kéban, ce qui évidemment disqualifiait le « modèle de sainteté » auquel le mari de son accusatrice ambitionnait de se conformer. Comme l’a écrit Bernard Merdrignac, qui préfère insister quant à lui sur la dimension folklorique du récit filé de lycanthropie, « on a l’impression que si Kéban avait pensé plus tôt à accuser Ronan de l’avoir violée, elle en serait venue à bout bien plus rapidement ! » Mais surtout cette conclusion, qui fait suite, comme l’a montré Bernard Merdrignac, à un processus complexe de « remodelage » de motifs issus du paganisme, nous révèle, au-delà des multiples « restrictions verbales » de l’hagiographe, le point de vue de ce dernier, qui semble d’ailleurs parler d’expérience.

Le passage en question pourrait donc bien constituer un écho des rumeurs qui courraient alors sur le compte des ermites, rumeurs sans doute encouragées à l’occasion par certains membres du clergé, aussi bien régulier que séculier, et dont les victimes se plaisaient à se reconnaître le caractère d’épreuve : témoignent de cette situation les remontrances dont Robert d’Arbrissel a fait l’objet de la part de Marbode et de Geoffroy de Vendôme. Ainsi, la vita de saint Ronan, dont la composition est certainement contemporaine de Robert de Loconan, ne donnerait-elle pas à voir, de façon sublimée, emblématisée, transcendée, ce que l’évêque de Quimper avait subi à l’époque de sa retraite érémitique, surtout dans le cas où l’hagiographe ne ferait qu’un avec le prélat ?


André-Yves Bourgès

06 juillet 2005

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Elève diplômé de l’École pratique des hautes études (IVe section : sciences historiques et philologiques), Paris-Sorbonne, avec une thèse, sous la direction de Jean-Loup Lemaître, consacrée au dossier hagiographique de saint Mélar, l'administrateur du présent "blog" participe lui même activement aux travaux du CIRDoMoC depuis une quinzaine d'années. Il souhaite vivement que tous les membres de son Réseau, maîtres et amis, mais aussi ceux qu'il ne connaît pas encore et qui partagent le même intérêt que lui pour l'hagio-historiographie médiévale, particulièrement en ce qui concerne la Bretagne, viennent enrichir par leurs contributions sur ce blog le débat érudit.

André-Yves Bourgès
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