"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale."

J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat... (ouvrage téléchargeable ici).

18 janvier 2019

Saint de paroles, paroles de saint : Vincent Ferrier, entre verbe haut de la prédication et chuchotis de la diplomatie


Cette notule, déjà ancienne, constitue notre première contribution à la célébration du 6e centenaire de la mort du  prédicateur ; elle reprend partiellement l’hypothèse que nous avions développée en 2005 sur l’ « ultime mission diplomatique de Vincent Ferrier ».

Leurs biographes font souvent référence à la prédication dont les novi sancti bretons ont fait grand usage ; encore faut-il tenir compte des gradations subtiles dans le jugement porté par les témoins sur la qualité de ces démonstrations : à ce hit parade, saint Yves figure en excellente place, car son éloquence et sa flamme disqualifiaient les prêches, sans doute un peu ronronnants, distillés lors des « pardons » trégorois par les dominicains de Guingamp ou ceux de Morlaix[1]. A l’inverse, c’est incontestablement un fils de saint Dominique, saint Vincent Ferrier, qui rallie les suffrages des Bretons quand il est question de prédication : constatation qui ressort à l’évidence de la lecture du procès-verbal de l’enquête locale et qui étonne d’autant plus que le personnage d’une part ne maîtrisait pas la langue bretonne, d’autre part ne s’exprimait que dans un français très largement mâtiné de dialecte catalan, difficilement accessible en conséquence aux francophones du duché[2] ; d’ailleurs, cet étonnement était déjà partagé par les enquêteurs, comme l’attestent plusieurs témoignages où il est fait « allusion au problème linguistique spécifique soulevé par une prédication entreprise par un étranger venu de très loin, des marges méditerranéennes de la chrétienté occidentale, à destination de la généralité du peuple chrétien de l’endroit »[3].
Sur la foi de témoignages suffisamment explicites, Jean-Christophe Cassard a proposé une explication assez satisfaisante du phénomène : il insiste sur le fait que les prêches de Vincent étaient d’autant mieux compris de son auditoire qu’ils étaient soulignés par une gestuelle très appuyée et un phrasé bien particulier[4]. Peut-être même faut-il supposer que le dominicain s’exprimait exclusivement en latin et que son discours était relayé, en traduction simultanée, par d’autres religieux : une telle disposition, avec un orateur principal et des « porte-voix » répartis dans la foule des auditeurs, est tout à fait caractéristique de la prédication mendiante ; mais il est clair que, pour les Bretons de l’époque et en particulier les bretonnants, leur inexplicable propension à comprendre des paroles prononcées dans une langue étrangère s’inscrit dans le processus miraculaire sur lequel on les invite à témoigner[5].

En tout état de cause, au delà d’une véritable dramaturgie, — Vincent est en scène, debout sur une estrade, largement visible de la foule et, comme on l’a dit, il utilise pour faire passer son message plus encore le mime que les effets rhétoriques, — dramaturgie qui se répète aux différents endroits visités par le futur saint et qui plait beaucoup aux spectateurs, l’itinéraire breton du prédicateur aragonais est une « superproduction » voulue et commanditée par Jean V dans le contexte d’un renouveau de tension entre la France et l’Angleterre[6]. Il convient bien sûr de ne pas compter pour rien « la piété personnelle du duc et de son entourage »[7], en particulier de la duchesse, Jeanne de France, dont le rôle est sans doute plus important qu’il n’y paraît[8] ; il convient également de resituer le périple breton du futur saint — périple qui, contrairement aux assertions d’Albert Le Grand[9], paraît avoir ignoré plusieurs des étapes de l’hypothétique pèlerinage circulaire aux Sept-Saints de Bretagne, et s’être limité en fait à l’est de la péninsule[10] — dans la plus large perspective de ses différentes tournées de prédication dans le royaume de France, dont incontestablement relevait le grand fief breton. Mais le sens politique dont Jean V a su faire preuve, à la suite de son père, dans sa captation de l’idéologie mystico-monarchique de Charles de Blois, basée sur le culte de saint Yves et des saints « dynastiques », se retrouve ici dans son choix des agents de diffusion de la pensée montfortiste : les religieux plutôt que les laïcs, les réguliers plutôt que les séculiers, les ordres mendiants plutôt que les ordres traditionnels, les dominicains enfin plutôt que les franciscains ; et parmi les dominicains, Vincent, le plus célèbre d’entre eux à son époque.

Dans ce contexte, le détour par la Normandie, à la demande du roi d’Angleterre Henri V, prend un singulier relief[11] : « cette escapade normande » (J.-C. Cassard) fait entrer Vincent de plain-pied dans le domaine de la politique internationale, car il est clair que le dominicain fut alors chargé d’une mission que le monarque anglais répugnait à confier à un membre de son personnel diplomatique, et surtout à faire exécuter au grand jour ; mission préparatoire à la rencontre entre le duc de Bretagne et Henri V, laquelle eut lieu à Rouen en mars 1419, en présence de Vincent[12]. Les négociations anglo-bretonnes aboutirent finalement à la signature, le 19 mars, d’une trêve entre les deux princes ; mais Jean V, s’il sut faire échec à la volonté anglaise de l’entraîner dans une alliance offensive contre le roi de France, avait malgré tout échoué dans sa tentative de réconciliation entre ses deux puissants voisins. Peu après son retour à Nantes en compagnie du duc, Vincent, très affaibli par l’âge et la maladie, prit le chemin de la Catalogne, car ses familiers le pressaient d’aller finir ses jours dans son pays natal ; mais, selon les témoins de son procès de canonisation, un signe miraculeux lui fit comprendre qu’il ne devait pas quitter la Bretagne. Vincent s’en revint alors à Vannes où il mourut le 5 avril 1419, dans la maison d’un certain Dreulin, en présence notamment de la duchesse[13]. Son corps demeura exposé deux ou trois jours dans la cathédrale, le temps d’obtenir du duc, demeuré à Nantes, l’autorisation d’inhumer le dominicain sur place[14].


©André-Yves Bourgès


[1] Arthur de La Borderie, Jacques Daniel, R.P. Perquis et Dauphin Tempier (éd.), Monuments originaux de l’histoire de saint Yves, Saint-Brieuc, 1887, p. 71-72 (témoin 28).
[2] Pierre-Henri Fagès, Procès de la canonisation de saint Vincent Ferrier, pour faire suite à l’histoire du même saint, Paris-Louvain, 1904, p. 9, 31, 74.
[3] Jean-Christophe Cassard, « Vincent Ferrier, le breton et les Sahraouis », Bulletin de la Société archéologique du Finistère, t. 125 (1996), p. 341.
[4] Ibidem, p. 342.
[5] P.-H. Fagès, Procès de la canonisation de saint Vincent Ferrier…, p. 20, 32.
[6] J.-C. Cassard, « Le légat catéchiste. Vincent Ferrier en Bretagne (1418-1419) », Revue historique, 122 (1998), n° 2,  p. 328-329.
[7] Ibidem, p. 326.
[8] Albert Le Grand dit de la duchesse qu’elle était la « fille spirituelle » de Vincent Ferrier. La piété de Jeanne de France était notoire ; elle communiqua sa foi ardente à Françoise d’Amboise, qu’elle avait accueillie à la cour ducale en 1431 : la future bienheureuse, bien qu’elle n’eût guère plus de trois ou quatre ans à cette époque, était déjà fiancée au jeune Pierre de Bretagne, fils cadet du duc et de la duchesse.
[9] J.-C. Cassard, « Le légat catéchiste. Vincent Ferrier en Bretagne (1418-1419) », qualifie les dires d’Albert Le Grand en l’occurrence de « plus que suspects » et fait grief à La Borderie de les avoir utilisés pour « reconstituer les étapes de l’itinéraire du saint à travers le duché ».
[10] Ibidem, carte p. 331, présentée (p. 330) comme « un essai de reconstitution de l’itinéraire parcouru, certainement fort incomplet pour les petites localités situées en dehors de la zone d’attraction vannetaise d’où provient la majorité des témoins sollicités ». Il faut également remarquer que le déplacement de Vincent à Tréguier ne fait l’objet que d’une seule mention, rapide et allusive.
[11] P.-H. Fagès, Procès de la canonisation de saint Vincent Ferrier…, p. 96 (témoin 57), p. 194-196 (témoin 235), p. 216-217 (témoin 257), p. 218-219 (témoin 261), et p. 246-247 (témoin 296).
[12] Ibidem, p. 9 (témoin 2). Le témoin en question, maître Prigent Ploevigner, lequel paraît particulièrement informé sur ces événements, indique que Vincent, à la demande expresse du duc de Bretagne, était allé avec ce dernier en Normandie, ce qui de toute évidence ne peut se rapporter qu’à l’épisode rouennais ; c’est d’ailleurs ce qu’affirme explicitement une chronique anglaise de 1513 : voir G. Peyronnet, « L’étrange rencontre d’un conquérant dévot et d’un prédicateur messager de paix : Henri V d’Angleterre et saint Vincent Ferrier (1418) », Revue d’histoire ecclésiastique, t. 87 (1992), n° 3-4, p. 663-680.
[13] P.-H. Fagès, Procès de la canonisation de saint Vincent Ferrier…, p. 11 (témoin 2).
[14] Ibidem, p. 21 (témoin 6).

Printfriendly