« Il
parsèmera son récit de petites circonstances si liées à la chose, de traits si
simples, si naturels, et toutefois si difficiles à imaginer, que vous serez
forcé de vous dire en vous-même : Ma foi, cela est vrai : on n’invente pas ces
choses-là ».
Denis Diderot
« Quoi
de plus vraisemblable, en effet, et de plus crédible que ce qui est familier ? »
Danielle Van Mal-Maeder
Connu déjà des écrivains de l’Antiquité, l’effet de réel arrivait donc de loin quand Roland Barthes a forgé
l’expression. D’autres
s’étaient précédemment efforcés de définir le procédé littéraire en question,
comme nous le verrons avec Diderot et Mérimée ; mais la théorisation en est
presque toujours rapportée au « docteur Bartholomeus ».
Aussitôt sa conceptualisation, les spécialistes de littérature ont soumis
l’effet de réel à des analyses et à des discussions aussi ardues qu’ardentes,
au demeurant inabouties ; mais les historiens, peut-être en raison de l’absconditéde ces débats, l’ont, dans leur grande
majorité, méconnu, voire ignoré, alors même que les sources littéraires qu’ils
utilisent en contiennent de nombreuses occurrences.
Les théories littéraires élaborées dans les années 60-70 ont
depuis été l’objet, à leur tour, de critiques salutaires : l’effet de réel
demeure un concept opératoire, mais à condition d’en sortir. Tentons d’en
donner une définition qui pourrait être acceptable par les historiens : induit
par la présence d’un détail familier, vrai(semblable), ou simplement ininventable,
ce procédé littéraire est un gage donné par
l’auteur quant à l’intrication de son récit dans la réalité à laquelle il se
réfère. Le destinataire du texte (auditeur ou lecteur) doit être à même d’apprécier
par ses propres connaissances la valeur de ce gage : ainsi le détail qui fonde l’effet
de réel doit-il participer de son environnement immédiat, de ce qu’il connaît directement, ou
du moins prochement. Voilà qui confère aux informations contenues dans ce
détail un intérêt particulier pour l’historien.
Le recours à la couleur locale peut
aussi, à l’occasion, passer pour un effet de réel ; mais il renvoie avant
tout à la représentation que le destinataire du texte se fait du lieu dans lequel
l’action du récit est supposée se dérouler : si donc un exotisme de
pacotille pourra, en dépit d’éventuelles approximations, contribuer plus ou
moins lointainement à l’effet de réel, toute erreur de nature endotique sera absolument fatale à ce
dernier.
Nous verrons que le grand historien du règne de Philippe Auguste,
John W. Baldwin, s’est ainsi efforcé naguère de tirer profit de la présence d’effets
de réel dans les romans de Jean Renart et de Gerbert de Montreuil pour éclairer
certains aspects de la vie aristocratique en France au tournant des XIIe-XIIIe
siècles.
Notons tout de suite que ces aspects de réalisme
médiéval ne sont absolument pas exclusifs d’une dimension merveilleuse, voire surnaturelle.
La thèse d’Isabelle Arseneau a fait justice de cet enchainement d’idées
paresseux qui a longtemps régné chez les critiques :
« Ce qu’examine Arseneau », souligne Marion Uhlig dans son compte
rendu de la publication de ce travail,
« c’est la façon dont les textes jouent avec le surnaturel en truffant,
parfois à l’excès, leurs intrigues de références intertextuelles qui permettent
une exploitation parodique de la merveille ».
S’agissant de littérature contemporaine, Dominique
Viart, pour sa part, fait remarquer que,
« dans un roman traditionnel lu au premier degré, l'effet de réel est
l'inaperçu de la lecture, trop absorbée par la diégèse ».
Les conséquences de cette définition en
creux doivent être là encore mesurées à l’aune d’une possible utilisation
historienne des informations véhiculées par l’effet de réel : si celui-ci
doit passer inaperçu, qu’importe que les informations données à cette occasion
soient en accord ou non avec la réalité ? Mais alors quel intérêt
d’employer ce procédé littéraire, qui ferait prendre de grands risques à
l’auteur ? Si, dans un récit situé à Paris de nos jours, une notation au
sujet d’un couple qui aperçoit la tour Eiffel depuis le bateau-mouche à bord
duquel il dîne en amoureux, peut effectivement ne pas être remarquée par le
lecteur pressé ou distrait, en revanche la présence des Twin Towers dans le paysage d’un récit situé à New York après le 11
septembre 2001 provoquera à coup sûr, dès qu’elle aura été repérée, la rupture immédiate
et irrévocable du pacte passé avec l’auteur. En fait, peut-être
convient-il de considérer l’effet de réel moins comme l’inaperçu que comme l’inconscient de la lecture, lequel peut
ainsi resurgir au moment où on l’attend le moins et mettre brutalement en
évidence une information jusqu’alors dédaignée.
I
Si l’effet de réel est souvent présenté comme une
caractéristique du roman français de la
seconde moitié du XIXe siècle, son histoire est évidemment aussi
ancienne que celle de la production romanesque, dont Thomas Pavel voit la
première manifestation dans Les
Éthiopiques d’Héliodore.
Sans parler de l’éclairage qu’ils peuvent apporter sur l’archéologie de l’art,
les romans grecs et latins,
injustement décriés par la critique, longtemps oubliés du public, récemment
redécouverts pour le plaisir du lecteur et au bénéfice de l’histoire littéraire
témoignent déjà de la mise en œuvre de ce procédé.
C’est le cas en particulier des indications de nature toponymique, voire
topographique, qui permettent aux auteurs d’inscrire l’action de leur
récit dans un espace géographique déterminé : cet espace est romanesque
par destination, mais les toponymes sont authentiques et la description des
lieux, quand elle existe, est conforme à leur situation. On constate par
exemple que « le Nil occupe une place de choix dans les romans grecs. Son
évocation vaut pour celle de l’Égypte, lieu de passage obligé de la fiction
chez Xénophon d’Éphèse, Achille Tatius et Héliodore »[13] ;
cependant, si ce dernier nous offre à cette occasion une description presque hérodotienne de l’habitat des brigands
locaux (les « Bouviers « ), ainsi que de leur organisation
sociale, « l’évocation du delta chez Xénophon
d’Éphèse se limite à la mention de noms de villes ». « Chez Achille Tatius, le discours
consacré au Nil est nettement plus étoffé » et
une certaine profusion de détails s’observe également sous la plume de cet
auteur à propos de la description du double port de Sidon (l’actuel Saïda, sur
la côte libanaise), par laquelle s’ouvre Leucippé
et Clitophon : « Ainsi le caractère prosaïque, pratique et réaliste de
ce début de roman — à la manière d'un guide — sert un effet de réel : par
la description d'une ville portuaire renommée et typique, carrefour favorable
aux rencontres entre voyageurs et commerçants. Même si elle est éloignée pour
un lecteur grec, Sidon n'en est pas moins un territoire connu ; la mentionner
revient à jouer avec les connaissances du lecteur et permet d'ancrer l'univers
romanesque dans la réalité. Quoi de plus vraisemblable, en effet, et de plus
crédible que ce qui est familier ? ».
La dimension onomastique de l’effet de réel, parfois élargie
aux aspects anthroponymiques et généalogiques, est donc caractéristique des
romans grecs et latins : elle va marquer définitivement ce procédé
littéraire, dont elle constitue un des principaux modes de revendication de
l’intrication du récit dans la réalité.
*
Après une longue solution de continuité, on assiste à
l’époque du plein Moyen Âge, pour des raisons qui restent encore en grande
partie à éclaircir, à la résurgence de la production romanesque ; or, à
côté des hagiographes dont il sera question plus loin, les romanciers de cette époque font un usage important de l’effet de réel : de sorte
que l’on est fondé à se demander si ce procédé littéraire, outre un marqueur, n’est pas, plus que tout autre, le
principal élément constitutif de ce type
de littérature. En tout cas, c’est en raison de sa présence renforcée dans les œuvres
postérieures à Chrétien de Troyes que les romans concernés se sont vus parfois qualifiés
rétrospectivement « réalistes », comme ceux du XIXe siècle,
par la critique traditionnelle.
A part de l’intérêt philologique de la production
romanesque médiévale, l’idée n’est évidemment pas nouvelle d’utiliser ce matériau à des fins de recherche historique, non
point pour y trouver des informations sur les événements et les dates, comme
dans les chroniques et les annales, mais sur les institutions, les mœurs et la
manière de vivre de l’époque de sa composition : avant les travaux des
érudits de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, on
peut ainsi citer le trialogue entre Ménage, Sarasin et Chapelain que ce dernier
a mis par écrit sous le titre « De la lecture des vieux romans »
et qui, comme l’a rappelé en 1992 Carlo Ginzburg dans une étude pénétrante,
s’inscrivait déjà explicitement dans une telle problématique. Même s’il
s’appuie sur une base documentaire plus étroite que celle de ses prédécesseurs,
en particulier quand on la compare à celle de Charles-Victor Langlois,
John Baldwin dans son ouvrage sur la vie aristocratique en France autour de
l’an 1200 va plus loin dans son « choix épistémologique », qui, comme
le souligne Martin Aurell,
« aboutit à nier toute incompatibilité entre littérature et histoire,
puisque les pratiques sociales imprègnent la fiction et, vice versa, la fiction influence les idéaux chevaleresques ».
C’est surtout par l’exploration des marges
du texte que l’approche de Baldwin se distingue des autres : cet auteur
considère que l’effet de réel est plus à même de rendre compte de la réalité d’une époque que le récit
lui-même, dans lequel la poétisation atteint son niveau maximal comme le
constate avec lui Martin Gosman ;
pour autant, ce dernier doute que les fictions que Jean Renart et Gerbert de
Montreuil se sont efforcés « de rendre plausibles et acceptables »
puissent être « historiquement exploitables ».
Au surplus, Gosman déplore que Baldwin n’ait pas « pris la peine de
réfléchir vraiment sur les problèmes qu'il discute » ; mais les
aspects méthodologiques ne sont pas atteints par ces réserves, puisque le
critique convient que l’auteur « a raison de dire que ce qui se trouve ‘’en
marge’’ est sans doute moins travaillé et moins suspect ».
En fait, il n’est pas impossible que les écrivains dont Baldwin a retenu les
œuvres pour lui servir de documentation, ne se soient quelquefois amusés,
au-delà même de la parodie, à créer de pseudo-effets de réel ;
ils auront été suivis sur cette voie par l’auteur d’Amadas et Ydoine, où « la fausse mort d'Ydoine est traitée
selon un mode narratif très détaillé, surchargé de détails annexes. Si bien que
le thème de la fausse mort suscite plus d'informations et produit plus de
richesses textuelles que la mort réelle. Le paradoxe n'est qu'apparent, car la
représentation littéraire du faux, du simulacre, nécessite un renforcement des
effets de réel ! Plus le texte ment, plus il doit avoir l'air de dire vrai ».
La mise en œuvre de ces pseudo-effets de réel par les romanciers
médiévaux pour potentialiser leurs fictions doit évidemment attirer l’attention
des historiens sur une utilisation trop confiante des informations procurées
par ce procédé littéraire : en la circonstance, le romanesque ayant repris
tous ses droits, c’est bien dans une perspective littéraire que les données en
question doivent être examinées et analysées ; mais elles n’en forment pas
moins une documentation de nature historique, comme dans le cas d’une charte
interpolée, voire entièrement forgée, laquelle est susceptible de mieux nous
renseigner que l’acte authentique sur la situation qu’elle décrit.
A l’instar de leurs ancêtres antiques, l’originalité des romans médiévaux dits
réalistes, comme le souligne Lydia Louison, – qui pour sa part préfère la
dénomination « romans de style gothique », – « réside bien sûr
dans la création d'un espace romanesque fondé sur l'emploi massif, et presque
exclusif, de toponymes authentiques, dont la plénitude sémantique est synonyme
d'effet de réel ». Par ailleurs, le passage du vers à la prose, –
comme c’est par exemple le cas, dès le XIIIe siècle, avec le Lancelot et, encore au XVe
siècle, avec le Roman de Guillaume
d’Orange, « dernier avatar du cycle épique du très illustre Guillaume
d’Orange », – a
beaucoup contribué à son renforcement. Dans le cas du Lancelot, la mutation formelle s’est même accompagnée, comme le
montre Stéphanie Perrais,
d’un processus d’enrichissement du texte d’un double point de vue explicatif et
descriptif, qui témoigne d’une volonté de rationalisation, également présente à
la même époque dans les textes hagiographiques :
« Le
Lancelot en prose relève d’un type
d’écriture beaucoup plus réaliste que celle de Chrétien de Troyes. Certains
détails sont maintenant incorporés et n’ont d’autre but que de rendre la
description réaliste. Le texte explique ainsi qu’il faisait froid car c’était le
mois de septembre (Lancelot du Lac,
Vol. 2, 365), ou il s’attarde sur la description en longueur de l’attirail du
cheval d’Yder : « Ne tan com an porta a ce tans ces covertures n’estoient eles
se de cuir non ou de drap, ce tesmoignent li droit conte, por ce que plus anduroient
» (Lancelot du Lac, Vol. 2, 531). La
description du cachot où est retenu Gauvain est également très réaliste (Lancelot du Lac, vol. 4, 125).
Ces
descriptions n’ont cependant pas de fonction dans la narration, ce sont des éléments
superflus, qui n’ont finalement d’autre but que le réalisme. Ils correspondent
à ce que Roland Barthes appellera ‘’l’effet de réel’’ dans l’article éponyme.
Barthes propose qu’au réalisme moderne s’oppose le vraisemblable ancien, mais
la fonction des détails vus ci-dessus est finalement vraiment celle d’un effet
de réel. Cette attirance envers un certain réalisme est d’ailleurs visible
ailleurs dans la narration, en rapport avec la réécriture de certains épisodes
de Chrétien de Troyes qui sont maintenant rationalisés. Alors que la mort de
Galehaut est finalement inattendue et brutale, le texte semble vouloir l’ancrer
légèrement dans la rationalisation en expliquant son état de faiblesse, dû notamment
à une saignée qu’on lui avait faite (Lancelot
du Lac, vol. 2, 682) ».
On notera en revanche que le récit fabliauesque, y compris dans ce qui peut
apparaître comme sa « voie moyenne », – c’est-à-dire quand on le
considère, à la suite d’Isabelle Delage-Béland, comme étant « ni fable, ni estoire »,
– n’a pas fait l’objet des mêmes
discussions sur son éventuel réalisme,
alors même que son témoignage a souvent été invoqué pour reconstituer fallacieusement
des tableaux de la vie quotidienne à l’époque médiévale.
Le débat n’est cependant pas clos s’agissant de l’emploi par ses auteurs de
l’effet de réel, dont on vient de dire qu’il appert d’autant plus nécessaire au
récit que ce dernier emprunte à la fiction. Sur le versant hagiographique, les recueils
de Miracles mariaux devraient
également faire en parallèle l’objet de recherches[34].
Le plus célèbre de ces ouvrages, composé par Gautier de Coinci, rapporte des
anecdotes qui ont une coloration peu différente de celle des fabliaux : on
voit par exemple la Vierge se déguiser en nonne et, pendant plusieurs années,
prendre la place de la sacristine d'un couvent qui s'était enfuie pour suivre
un séducteur ; ou bien, à l’instar d'une sage-femme, aider à la délivrance
d’une abbesse qui se trouvait enceinte, puis faire porter le nouveau-né par des
anges dans la cellule d'un ermite. Plusieurs anecdotes rapportées par Gautier se
retrouvent également dans les recueils d’exempla
utilisés par les prédicateurs pour illustrer leurs sermons : ainsi celle
où Marie s'oppose à la consommation du mariage d'un jeune homme qui, par jeu,
avait mis une bague au doigt d'une statue la représentant. Cette histoire, qui
figure déjà chez Guillaume de Malmesbury, dans son De Gestis pontificum Anglorum (vers 1120), a influencé la nouvelle
de Prosper Mérimée, La Vénus d’Ille. Elle
témoigne de l’importance de l’effet de réel, même – et peut-être surtout – en
présence du surnaturel[35].
*
Si toute une partie de la tradition littéraire
ultérieure a proscrit le détail inutile, l’effet de réel s’aperçoit à nouveau
avec le « chat jaune » de l’abbé Seguin,
dans l’avertissement placé en tête de la Vie
de Rancé, parue en 1844, monument singulier dont Chateaubriand indique
explicitement qu’il a été bâti à la mémoire de son confesseur.
Or, pour Barthes, dans sa préface à la réédition de cet ouvrage,
« loin de participer de l'illusion réaliste, le chat surnuméraire […]…
vaudrait tour de passe-passe et geste d'enchantement, bascule du champ historique
au champ poétique, et emblème d'une biographie rendue impossible par la
littérature » ;
ainsi prête-t-il à l’animal des caractéristiques qui s’apparentent aux éléments
constitutifs d’une sorte de portrait chinois de l’abbé Seguin (Si c’était un animal ? – Ce serait un
chat trouvé, disgracié par son pelage jaune), tout en soulignant que
Chateaubriand, par le recours à ce détail chromatique, en aurait dit à la fois
plus et moins que l’adjectif utilisé.
Barthes va même jusqu’à déclarer, un peu à l’emporte-pièce : « Peut-être
ce chat jaune est-il toute la littérature ».
Comme le fait remarquer, pince-sans-rire, Michel Charles : « C’est
tout de même beaucoup… ».
Voilà comment une notation qui, indiscutablement, correspond à la définition de
l’effet de réel se voit détournée de son propos par le principal théoricien de
ce procédé littéraire. Franc Schuerewegen enfonce le clou : « Barthes
est fasciné par ce chat pour une raison paradoxale : il n’a rien à dire à
son sujet. Le chat est simplement là, il n’y a rien à interpréter.
Or parce qu’il n’y a rien à interpréter, Barthes, qui veut quand même
avoir son mot à dire, s’en sort par une boutade. Le chat, qui ne signifie rien,
signifie tout : « Peut-être ce chat est-il toute la
littérature ». Toute la littérature, c’est beaucoup pour un seul
chat ! C’en est même un peu trop, à mon humble avis… » . En tout état de cause, la couleur incongrue du félin se
trouve être la même que celle de la monture du jeune D’Artagnan dans le roman Les trois mousquetaires, publié par
Dumas la même année ; mais ici, l’effet de fiction est immédiatement perceptible
par le destinataire du texte.
Surtout, on voit à la même époque, avec un auteur
comme Mérimée, l’effet de réel briller d’un éclat particulier dans l’écriture
de textes à connotation fantastique, dont il constitue l’un des procédés
essentiels. Non content d’en faire la démonstration à l’occasion de l’écriture
de ces véritables chefs-d’œuvre que sont La
Vénus d’Ille ou Lokis, ou bien dans
des textes aux ambitions plus modestes (Il
vicolo di Madama Lucrezia et Vision
de Charles XI), sans parler d’œuvrettes comme La Chambre bleue, Mérimée,
dans sa correspondance, indique avec vivacité et efficacité comment il convient
de s’y prendre pour aboutir à un tel effet ; ce texte est extrait d’une
lettre adressée au fils de sa maîtresse, Edouard Delessert :
« Lorsqu'on
raconte quelque chose de surnaturel, on ne saurait trop multiplier les détails
de réalité matérielle. C'est là le grand art de Hoffmann dans ses contes
fantastiques. Rappelez-vous les Allemandes que vous avez vues, ou plutôt une Allemande,
comment elle tricotait, si c'étaient des bas blancs ou noirs, comment elle
arrangeait sa table à thé, n'oubliez ni le pain ni le beurre. Tâchez en
quelques mots de fixer le lieu de la scène, ici la table, là la cheminée, la
porte en face, les chaises disposées de telle ou telle manière, etc. Rabelais
dit qu'il faut toujours mentir en nombre impair. C'est une grande leçon qu'il
donne aux romanciers »[44].
Vingt ans plus tard, la même référence à Rabelais et
le même constat que la dimension
surnaturelle d’un récit se verra renforcée par l’emploi de l’effet de réel, pour
autant que ce dernier s’appuie sur un trait particulier, se lisent à nouveau
dans le portrait littéraire que Mérimée dresse de Pouchkine :
« C’est
dans les récits de cette nature que j’admire surtout sa sobriété et l’art qu’il
met à choisir les traits les plus frappants en négligeant maint détail qui
nuirait à l’illusion. En effet, un peu d’obscurité est toujours nécessaire dans
une histoire de revenants. Remarquons encore qu’il y a dans toutes un trait qui
frappe et qu’on n’oublie plus : trouver le trait qu’il faut, c’est là le
problème à résoudre. Dans un certain château du nord de l’Angleterre, les hôtes
qui vont gagner leurs chambres après minuit n’entrent pas plutôt dans un
certain corridor, qu’ils entendent les pas de quelqu’un qui les suit, marchant
avec des mules. On se retourne. Personne. Ces mules ne sont pas
là pour rien ; l’inventeur de l’histoire a bien senti que des bottes
ou des souliers ne feraient pas le même effet. Tout gros mensonge a
besoin d’un détail bien circonstancié, moyennant quoi il passe. C’est pourquoi
notre maître Rabelais a laissé ce beau précepte : ‘’qu’il faut mentir
par nombre impair’’.
Si le choix du détail est malheureux, il n’y a
plus d’illusion. Un matelot racontait qu’il avait vu le fantôme de son
capitaine, tué quelques jours auparavant : ‘’Il sortait de la grande écoutille
avec son chapeau à trois cornes… — Conte cela aux soldats, dit un de ses
camarades. On voit bien souvent des fantômes, mais jamais en chapeaux à trois
cornes’’ » [45].
On observera que l’effet de réel est ici rapproché du
mensonge, de la tromperie, comme l’avait déjà fait Diderot, quatre-vingts ans
auparavant, à propos du savoir-faire du « conteur historique » :
« Celui-ci
se propose de vous tromper ; il est assis au coin de votre âtre ; il a pour
objet la vérité rigoureuse ; il veut être cru ; il veut intéresser, toucher,
entraîner, émouvoir, faire frissonner la peau et couler les larmes ; effet
qu’on n’obtient point sans éloquence et sans poésie. Mais l’éloquence est une
sorte de mensonge, et rien de plus contraire à l’illusion que la poésie ; l’une
et l’autre exagerent, surfont, amplifient, inspirent la méfiance : comment s’y
prendra donc ce conteur-ci pour vous tromper ? Le voici. Il parsèmera son récit
de petites circonstances si liées à la chose, de traits si simples, si
naturels, et toutefois si difficiles à imaginer, que vous serez forcé de vous
dire en vous-même : Ma foi, cela est vrai : on n’invente pas ces choses-là.
C’est ainsi qu’il sauvera l’exagération de l’éloquence et de la poésie ; que la
vérité de la nature couvrira le prestige de l’art ; et qu’il satisfera à deux
conditions qui semblent contradictoires, d’être en même temps historien et poëte,
véridique et menteur.
Un
exemple emprunté d’un autre art, rendra peut-être plus sensible ce que je veux
vous dire. Un peintre exécute sur la toile une tête ; toutes les formes en
sont fortes, grandes et régulières ; c’est l’ensemble le plus parfait et le
plus rare. J’éprouve, en le considérant, du respect, de l’admiration, de
l’effroi ; j’en cherche le modèle dans la nature, et ne l’y trouve pas ;
en comparaison, tout y est faible, petit et mesquin. C’est une tête idéale ; je
le sens ; je me le dis... Mais que l’artiste me fasse apercevoir au front
de cette tête une cicatrice légère, une verrue à l’une de ses tempes, une
coupure imperceptible à la levre inférieure, et d’idéale qu’elle étoit, à
l’instant la tête devient un portrait ; une marque de petite vérole au coin de
l’œil ou à côté du nez, et ce visage de femme n’est plus celui de Vénus ; c’est
le portrait de quelqu’une de mes voisines ».
II
L’hagiographie latine « ne constitue pas un genre
littéraire particulier » :
il s’agit plutôt d’un « type de littérature »[48],
dont la généalogie, – fort ancienne puisqu’elle
remonte d’un côté à la tradition romaine, de l’autre aux textes
néo-testamentaires, canoniques ou apocryphes, – demeure embrouillée ; de
par les réécritures dont ses productions ont fait l’objet sur la longue durée,
son développement s’avère moins vertical et linéaire que rhizomique ; le
terme lui-même (qui signifie littéralement « écriture sainte ») a été
forgé tardivement pour rendre compte d’une production abondante et disparate à
double fonction ou plutôt, devrait-on dire, à double détente, historique et liturgique. Toute
définition précise se révèle impossible, d’autant que chaque hagiologue a la
sienne ;
mais l’on pourra sans doute s’accorder au moins sur la dimension littéraire du
matériau hagiographique,
ce qui au passage exclut les procédures de canonisation, à ranger strictement
dans « l’universel reportage » mallarméen.
De plus, nous suggérons que le terme hagiographie
soit réservé aux seuls textes se rapportant à des saints dont l’historicité est
inaccessible ; pour les autres, nous préconisons d’employer le terme hagiobiographie[52].
De telles distinctions, qui peuvent sembler excessivement subtiles[53], se
révèlent pourtant nécessaires quand on veut rendre compte de l’ambiguïté des
textes concernés sur le plan historique : pour l’avoir longtemps méconnu,
les médiévistes ont été souvent décontenancés par des informations qui, du fait
de leur fréquente dimension de lieu commun, leur semblaient irrecevables ou
bien dérisoires ; or ni l’un ni l’autre de ces qualificatifs ne sont
véritablement pertinents en l’espèce.
Par ailleurs, le traitement des sources concernées ne
doit pas se réduire, comme l’a bien montré Sébastien Fray, à une sorte de
« picorage documentaire »[54].
Dans le but de prévenir ce type d’approche trop restrictive, il convient même
que certaines problématiques soient traitées exclusivement du point de vue de
la production hagiographique disponible, plutôt que de sur-solliciter une
documentation diplomatique qui, en dehors des collections de chartriers, se
révèle parfois chiche et chétive :
si nous avons le plus souvent affaire, comme nous le pensons, à de véritables
« œuvres à thèse », structurées par une logique interne, alors il
faut accepter de jouer le jeu du texte pour mieux repérer sous la plume de
l’hagiographe les articulations subtiles entre rhétorique et mémoire ;
l’exégèse croisée des ouvrages dont il s’agit permettra ensuite de formuler des
conjectures éclairantes sur les raisons et les circonstances de leur
composition, sur la manière dont ils s’inscrivent dans la problématique en
question, ainsi que sur les motivations profondes de l’écrivain.
*
On sait l’importance en Bretagne pour l’histoire
régionale de la production hagiographique médiévale : désormais mieux
connu, grâce à un examen approfondi, minutieux, voire pointilleux des textes,
(ré)introduit de plein droit dans le domaine de la littérature, sans pour
autant être exclu de celui de l’universel
reportage, le matériau issu de cette production fait l’objet, depuis
bientôt quatre décennies, d’un constant renouvellement de son utilisation, à
l’origine de résultats très intéressants, en particulier dans le champ de
l’histoire culturelle et sociale.
Or, à l’instar de ce qui s’observe chez les auteurs des Évangiles,
dont l’hagiographe emprunte souvent la matière pour construire son propre
schéma miraculaire, on constate dans la production hagiographique la mise en
œuvre d’effets de réel
qui, là encore, découle notamment du recours à la toponymie et à la topographie :
ainsi le modèle d’œuvre hagiographique bretonne par excellence, la vita, – les recueils de miracula et les récits de translationes sont rares en Bretagne,
pour des raisons qui tiennent précisément au déficit régional de reliques,
– apparait-il avant tout comme « un texte tissé de lieux »[61]. Les mentions
toponymiques d’une vita servent à
inscrire l’histoire du saint dans l’espace géographique dessiné par ses lieux
de culte et de dévotion ; fréquemment, des gloses étymologiques, –
expliquant le breton par le latin ou réciproquement, – permettent de nourrir sa
légende au second degré, en particulier ce qui concerne le détail de ses déplacements
supposés et les miracles opérés dans ces circonstances.
Il est aussi parfois question des lieux supposés d’embarquement et de
débarquement qui jalonnent l’éventuel périple nautique du saint.
D’autres mentions enfin concernent ce que l’on pourrait décrire comme le proto-réseau
portuaire breton : en effet, au-delà de leur possible familiarité
personnelle avec l’horizon marin, le littoral, ou encore la ria, les
hagiographes qui travaillent dans les « écritoires » épiscopaux ou
monastiques de Dol, Alet, Saint-Jacut, Léhon, Tréguier, Saint-Pol-de-Léon,
Landévennec, Quimper, Quimperlé ou encore Rhuys, se trouvent presque tous, pour
ainsi dire, dans une position de « riverain », ce qui n’est sans
doute pas sans influencer sur leur propos quand ils ont à traiter des éventuels
rapports du saint avec les aspects maritimes et fluvio-maritimes.
*
Les gloses toponymiques dont il vient d’être question
s’inscrivent dans un dispositif plus large qui contribue à renforcer un autre
effet de réel, à savoir la manière dont les hagiographes présentent leurs
sources sous la forme d’un manuscrit délabré, – quo quidem libello prae nimia vetustate marcido et in margine paginae
exterius putrefacto, nous indique l’auteur de la vita de Jacut et Guézennec, – et/ou d’un texte en langue étrangère. Celle-ci,
barbare, c’est-à-dire vernaculaire, a généralement été considérée par la
critique comme étant du britonnique. Léon Fleuriot
supposait ainsi l’existence de Vies
de saints écrites en vieux-breton, notamment dans le cas de Brieuc
et de Tugdual, dont
on connaît par ailleurs la « proximité »,
ou bien encore dans celui de Gurthiern, dont la « vie paraît traduite, de fort
près, d’un original en vieux-breton. Gurthiern (p. 43) tue le fils de sa soeur ‘’nesciebat
enim esse amicum sibi’’. En fait, il
s’agit d’un parent et non d’un ami, mais car
avait le sens d’ami et de parent, d’où le contresens »
; mais si, justement, l’hagiographe connaissait le breton qu’il traduisait en
latin, comment a-t-il pu commettre un tel contresens ? La description de ces ouvrages
peut tout aussi bien renvoyer à des textes surchargés d’hispérismes, que les
hagiographes du Moyen Âge central, – c’est précisément l’époque de la
composition des vitae de Brieuc, de
Tugdual et de Gurthiern, – ont adaptés
au goût de leur temps. Joseph-Claude Poulin souligne que l’auteur de la vita moyenne de Tugdual « se fait l'écho
d'une tradition (chap. 3) selon laquelle Tutgual aurait porté le titre de Papbu, qu'il rend vaillamment par ‘’pape’’
; à partir de là, il imagine que son héros fit un voyage à Rome où il fut élu pape
et occupa le trône de saint Pierre pendant deux ans (chap. 6). Une méprise de
ce calibre montre assez que l'hagiographe n'entendait rien aux langues
celtiques et qu'il aurait été bien en peine d'utiliser une Vie irlandaise, même
s'il en était tombé une entre ses mains ».
Il importe donc de bien distinguer entre les traditions relayées par l’hagiographe (par exemple le surnom de Pa(p)bu attribué à Tugdual, qui est un
souvenir de l’époque où le titre de papa
était accordé à tous les évêques) et les inventions
qui caractérisent sa démarche de création littéraire (en l’occurrence le
pontificat romain du saint, sous le nom de Leo
Britigena, forgé à partir d’éléments épars, tirés notamment du Liber pontificalis). Comme l’a montré
Hubert Guillotel[71], la vita moyenne de Tugdual, qui conserve
des traces d’un formulaire de rédaction de chartes[72]
et dans laquelle l’hagiographe fait jouer un rôle d’importance à Aubin[73], a
vraisemblablement été composée par Martin, clerc angevin devenu évêque de
Tréguier probablement avant novembre 1054[74]
et incontestablement avant février 1056[75].
La mort de ce prélat est mentionnée dans l’obituaire de la cathédrale d’Angers avec
sa double qualité de chanoine du lieu et d’évêque de Tréguier, à la date du 8
octobre, hélas sans mention de millésime[76] ;
mais nous savons qu’en 1086 Martin avait été remplacé sur le siège de Tréguier
par un certain Hugo[77]. Compté
en mars 1053 encore au nombre des clercs de Saint-Maurice[78],
Martin appartenait apparemment à une vieille famille d’Angers qui a donné
plusieurs membres du personnel ecclésiastique local,
ce qui a priori exclut qu’il ait pu avoir une connaissance suffisante du
vieux-breton ou de toute autre langue celtique : ainsi, en nous présentant
sa source comme une Vie du saint
« écrite dans la langue barbare des Scots » (vita ipsius barbarica Scotigenarum lingua descripta)[80], il utilise
à fond l’effet de réel, à l’instar de ce qui s’observe chez tous les
pseudo-traducteurs.
L’effet de réel se confond parfois avec le phénomène
de rationalisation dans le traitement
des thèmes hagiographiques traditionnels, qui, pour Bernard Merdrignac,
caractérise les vitae des XIIe-XIIIe
siècles[82] :
ainsi, dans la vita de Ninnoc, c’est
tout simplement au passage d’une rivière, et non plus de façon miraculeuse,
qu’une meute de chiens lancée à la poursuite d’un cerf perd la trace de
l’animal, qui s’est réfugié dans le monastère de la sainte[83].
Merdrignac fait également observer une diminution drastique du nombre de
visions dans la production hagiographique bretonne à partir du XIIe
siècle[84] :
peut-être ce comptage pourrait-il être affiné grâce à une chronologie plus
précise des textes concernés ; mais il n’en serait pas significativement
modifié. Des exemples d’explication rationnelle figurent aussi dans les
chroniques monastiques extérieures à la Bretagne où les reliques de saints
bretons avaient été transférées avec leurs « modes d’emploi ». Si le
chef de Paul Aurélien présentait à l’arrière une trace d’usure, c’est parce qu’au
temps où il était « porté dans une châsse, il y frottait la cloche de
Marc, roi autrefois »,
rapporte la chronique de Saint-Florent de Saumur, qui souligne que cette
particularité avait permis, sous l’abbatiat de Robert, de démontrer
l’authenticité de la relique :
nous sommes loin de la marque miraculeuse du doigt de l’Archange sur le crâne
d’Aubert, fondateur du Mont-Saint-Michel.
*
A la fin du Moyen Âge, on note que les sermons en
langue vernaculaire empruntent de plus en plus souvent leur matière aux recueils
d’exempla.
Cette démarche s’avère précoce, car elle est recommandée par Guibert de Nogent,
Alain de Lille, Jacques de Vitry, Humbert
de Romans, Bonaventure de Bagnoregio :
il est vrai que l’exemplum plaît
particulièrement aux laïcs.
En Bretagne, nous savons qu'Yves de Kermartin, – le futur saint Yves de
Tréguier, – avait composé un exemplier hagiographique[90],
pour nourrir ses nombreuses prédications ; le récit de sa propre vie s’est
vu lui aussi enrichi de nombreuses anecdotes apocryphes, – du moins sont-elles
absentes de l’enquête préalable à sa canonisation, – d’autant plus marquées par l’effet de réel
qu’elles sont généralement mises en relation avec l’action que l’official de
Tréguier avait menée au quotidien en faveur de la justice. On peut notamment
mentionner l’historiette bien connue d’un riche particulier « qui assigne,
un jour, devant lui, un pauvre, son voisin, pour en obtenir une indemnité,
attendu, disait-il, que le voisin ne subsistait que de l'odeur de sa cuisine.
St. Yves déclara que rien n'était plus juste ; et, pour accorder les parties,
il prit une pièce de monnaie qu'il fit tinter à l'oreille du riche, en lui
disant que le son payait l'odeur : ‘’c'est du vent que j'ay prins, duquel mesme
je vous en paye : sic ars deluditur arte’’
».
Bruit et odeur, de
même que paroles et gestuelle,
font entrer de plain-pied le destinataire du texte dans une ambiance réaliste, qui, sans doute, ne devait pas, en l’occurrence, être trop éloignée
de celle des étals des marchands de Tréguier à l’époque, encore que cette
histoire et sa morale appartiennent à
une tradition dont le saint est exclu ;
mais c’est une autre anecdote dont l’action se situe cette fois à Tours, –
métropole ecclésiastique, où Yves de Kermartin était souvent amené à se
déplacer pour les affaires de son diocèse, – qui permet de dresser aux yeux du
public le tableau d’une véritable activité urbaine, cosmopolite,
où se distinguent, à l’occasion de leur passage, des professionnels de la
tromperie. Cauteleux, habiles à user des procédures juridiques pour renforcer
leurs chausse-trappes, ces malfaisants s’efforçaient d’extorquer les maigres
biens de ceux qui ne savaient ou ne pouvaient se défendre ; ou bien qui, défendus, l’étaient mal, dans un
système où les hommes de loi, juges, avocats, sergents, procureurs, recors, etc.,
étaient avant tout soucieux de s’enrichir aux dépens des justiciables, – si du
moins il faut en croire l’épigramme
Sanctus
Ivo erat brito
Advocatus
sed non latro
L’anecdote de la « bougette », comme elle est
souvent appelée, – le mot bougette
désigne une sacoche généralement de cuir, parfois fermée à clé, dans laquelle
on serrait son argent et ses titres les plus précieux lors d’un voyage, – met
en scène une veuve tenant pension à Tours, victime de deux malfrats qui croient
imparable le stratagème échafaudé à son encontre ; mais c’est sans compter
sur l’astuce toute trégoroise d’Yves de Kermartin qui, les prenant à leur propre
piège sur le terrain juridique qu’ils ont imprudemment choisi, peut démonter sans
peine les ressorts de leur machination et libérer l’hôtesse de la menace qui
pesait sur elle : là encore le récit, tel qu’il nous a été transmis par
Alain Bouchart aux toutes premières années du XVIe siècle,
s’avère particulièrement vivant, tout
à la fois incarné et implanté, ce qui renforce son effet de
réel, sans pouvoir décider s’il se rapporte effectivement au futur saint.
*
En résumé, l’auteur de récits hagiographiques, à
l’instar de celui de romans par exemple, fait appel à l’effet de réel quand il
s’agit de garantir la conformité du
contexte de ces récits avec la réalité connue de leurs destinataires : comme
l’écrit Sébastien Fray, « il s’agit de notations – souvent de détail – qui
n’apportent rien à la progression narrative du récit, mais qui permettent de suggérer
au lecteur que le contenu de ce qu’il lit s’inscrit bien dans la réalité ».
Ce procédé peut s’avérer moins rassurant que déstabilisant quand il vient,
comme c’est souvent le cas, conforter l’irruption du surnaturel dans le
quotidien du destinataire du texte ; mais il fournit à cette occasion des
éléments d’information à l’historien que ce dernier serait bien en peine de
trouver dans les actes de la pratique,
ou dans les productions à vocation annalistique ou chronistique : aussi plaidons-nous
résolument pour leur prise en
considération du point de vue de l’histoire culturelle et sociale.
André-Yves
Bourgès
La formule figure sous la plume de nombreux
spécialistes parmi lesquels André Vauchez, « Saints admirables et saints
imitables : les fonctions de l'hagiographie ont-elles changé aux derniers
siècles du Moyen Âge? », Les fonctions
des saints dans le monde occidental (IIIe-XIIIe siècle)
Actes du colloque de Rome (27-29 octobre 1988), Rome, 1991 (Publications de
l'École française de Rome, 149), p. 167 ; Francesco Scorza Barcellona,
« Les études hagiographiques au 20e siècle: bilan et
perspectives », Revue d'histoire
ecclésiastique, t. 95 (2000), n°3, p. 19 ; François Dolbeau « Un
domaine négligé de la littérature médiolatine : les textes hagiographiques
en vers », Cahiers de civilisation
médiévale, 45e année, n°178, avril-juin 2002), p. 132 ;
Eric Limouzin, Le monde byzantin (du
milieu du VIIIe siècle à 1204), économie et société, 2007, p. 27-28.
Le terme hagiobiographie
a déjà été employé à plusieurs reprises, notamment sous la plume de Boško I.
Bojović, « L'hagio-biographie dynastique et l’idéologie de l’Etat serbe au
Moyen-Age (XIIIe-XVe
siècles) », Histoire et
eschatologie. De l’histoire et de la littérature du Moyen Age sud-slave,
Paris-Vrnjačka-Banja, 2008, p. 217-237 [Première publication : Cyrillomethodianum. Recherches sur
l’histoire des relations Helléno-slaves, t. 17-18 (1993-1994), p. 73-92] et
celle d’Anna Wilson, « Biographical Models : The Constantinian period and
beyond », Samuel N. C. Lieu et Dominic Montserrat (dir), Constantine: History, Historiography and Legend, Londres-New-York,
1998, p. 107-135.
On trouve également biohagiographie chez Branislav Vismek, Miraculous Healing Narratives and their Function in Late Antique
Biohagiographic Texts. A Comparative Study (MA Thesis), Budapest,
2013 ; mais il nous semble que ce terme serait mieux adapté pour
caractériser, en dehors de toute considération de sainteté, un ouvrage
insuffisamment critique sur la vie d’un personnage historique.