Magali Coumert a développé naguère sur la Cornouaille et la
Domnonée de part et d’autre de la Manche aux premiers siècles du Moyen Age,
une série d’hypothèses reposant sur le constat que ces désignations
géographiques ne sont apparues en Bretagne continentale qu’à l’époque
carolingienne ; ce constat n’est pas original, car il avait été déjà
effectué avant les années 2000 par Pierre-Roland Giot, comme il apparait dans
une contribution posthume de ce chercheur.
Si nous adoptions au moins partiellement le
point de vue de Coumert, – s’agissant en particulier du mirage hagio-historiographique
que constitue à ses yeux l’existence d’une Domnonée continentale,
– il nous semble que l’identification de Commor avec son homonyme insulaire, le
fameux roi Marc, en sortirait renforcée, de même que s’en trouverait éclairée
la carrière du personnage, dont le pouvoir exercé des deux côtés de la Manche
était, selon nous, avant tout lié au contrôle du trafic maritime.
I
Selon Coumert qui, en l’occurrence, conteste la traduction
proposée par Pierre Flobert,
« Britannia désigne la
Grande-Bretagne et Romania et Europa le continent » sous la plume
de l’auteur de la vita ancienne de
Samson :
si l’on retient cette suggestion, il apparaît que Judual, héritier légitime de
la Domnonée, un temps retenu par Childebert à sa cour, puis libéré à
l’instigation de Samson, était allé dans l’île combattre et finalement vaincre,
grâce à l’intercession du saint, l’usurpateur Commor, lequel avait, pour sa
part, bénéficié jusque-là du soutien du roi franc. Nous nous accordons bien
volontiers avec Coumert quand elle croit reconnaître dans cette anecdote une
illustration de ce que, à l’époque, les souverains mérovingiens exerçaient
« une réelle tutelle sur le sud de l’Angleterre » : il existe quelques
témoignages indirects contemporains de cette situation, que l’archéologie vient
confirmer dans la partie orientale de la zone en question ;
mais, si la principauté revendiquée par Judual était effectivement la Domnonée insulaire,
une telle situation ne serait pas pour autant exclusive d’une extension territoriale
de cette dernière sur le continent.
Car, – quel que fût son statut, quel que fût le nom qu’il
portait, – c’est bien à un territoire continental, ainsi qu’à ses habitants,
que fait longuement allusion l’hagiographe dans son récit, juste après avoir
rapporté l’installation de Samson à Dol.
Le saint ayant interrogé les « gens de la région » (homines regionis) sur les raisons de
leur accablement, « ils lui dirent qu’un chef étranger, injuste et despotique,
était venu sur eux » (dicunt ei iniustum super eos ac uiolentum externumque
iudicem uenisse), après qu’il eût fait périr « leur prince nommé Jonas,
lequel tenait leur terre de manière héréditaire » (eorum presulem, Ionam nomine, hereditario
ritu illorum terram tenentem) ; cet usurpateur « avait
aussi livré à la captivité et à la mort le fils de ce dernier,
Judual » (necnon et filium eius
Iudualum captiuitati dedisse et morti). Tout cela avait été rendu possible
« par des présents illégitimes remis illégitimement entre les mains du roi
et surtout de la mauvaise reine » (per
iniqua munera in manu regis et maxime malae eius reginae inique data) ;
mais s’agissant de Judual, les habitants « assuraient qu’il était encore
en vie » (sed adhuc uiuere confirmabant).
Samson, apitoyé par ce qu’il avait entendu, s’en fut trouver aussitôt le roi
Childebert pour l’entretenir du sort du jeune prince.
Il est extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible, de
suivre Coumert quand elle prétend rompre sans donner de raison le déroulement
chronologique du récit et rapporter en conséquence les tenants de cet épisode avant l’arrivée de Samson à Dol :
au demeurant, la qualité d’externus judex
donnée à l’usurpateur confirme que nous avons affaire à un personnage « étranger »
à la « région », ce qui s’accorderait bien avec un « chef »
insulaire.
C’est donc tout un : ou bien il faut renoncer à
l’hypothèse d’une victoire remportée sur l’usurpateur par Judual dans l’île et
rapporter l’ensemble de l’épisode en question à la seule Bretagne armoricaine,
conformément à l’opinion historiographique
traditionnelle[11], à
laquelle Caroline Brett, dans son article sur les migrations bretonnes[12], déclare
adhérer sur ce point précis[13] ; ou bien,
il faut supposer que les princes de la Domnonée insulaire disposaient sur le
continent, à proximité de Dol, d’une terra,
d’une regio, dont ils avaient été
chassés, de même que dans l’île, par Commor : cette hypothèse s’accorde
avec l’idée « qu'au sommet de sa prospérité l'élite de la Domnonée ait cherché
à conquérir ou à prendre le contrôle de terres en petite Bretagne, région
relativement vaste, en s'en servant comme police d'assurance en quelque
sorte »[14].
Conséquemment, Commor se trouvait lui aussi dans la position d’exercer un
pouvoir des deux côtés de la Manche au nom de Childebert. En outre,
l’interprétation de la vita ancienne
de Samson par Coumert outrepasse les limites fixées par le texte lui-même :
dans l’ouvrage dont nous disposons aujourd’hui, issu d’une tradition littéraire
complexe, Britannia paraît en effet désigner
tantôt l’île, tantôt la péninsule armoricaine, voire même constituer « une
appellation générique attribuée au monde breton dans son ensemble »,
à l’instar de ce qui s’observe chez l’hagiobiographe de Colomban, Jonas de
Bobbio, qui « pourrait bien utiliser la notion de Bretagne dans un sens “ethnique”
couvrant aussi bien l’ancienne Bretagne romaine que la Bretagne armoricaine »[17].
Difficile en conséquence de se montrer aussi affirmatif que Coumert, quand
celle-ci s’en tient exclusivement, comme on l’a dit, à la Bretagne insulaire.
Pour autant, l’hypothèse développée par cette chercheuse, certes affaiblie, ne
s’en trouve pas totalement invalidée ; en revanche, elle est viciée par la
pétition de principe qui préconise que, si Judual était bien l’héritier
légitime de la Domnonée insulaire, il ne pouvait l’être d’un territoire continental.
S’il se confirme que ce dernier n’était pas appelé Domnonée, nous proposons de
le désigner comme la « terre des Jud- », eu égard au préfixe qui
figure à plusieurs reprises dans les noms de ses princes[18] : c’est notamment le
cas de Judicaël, qualifié « roi des Bretons » par le pseudo-Frédégaire,
qui rapporte sa rencontre avec Dagobert à Clichy en 635.
II
Parmi toutes les conséquences que Coumert s’interdit
dès lors de tirer de son hypothèse, il faut envisager la possibilité que le
comte Commor, dont l’intervention dans les affaires politico-dynastiques en
Bretagne armoricaine vers le milieu du VIe siècle est bien attestée
par Grégoire de Tours[20], ait été le même que le « roi Marc » insulaire,
dont l’inscription sur la stèle dite de Tristan confirme la présence dans les
parages de Castle Dore (Cornwall) à la même époque :
personnage qui, au dire de Wrmonoc dans sa vita
de Paul Aurélien, datée 884, exerçait la « puissance impériale »,
au point que les quatre langues de différents peuples étaient soumises à son seul
pouvoir.
Cette identification se voit confirmée tardivement, indirectement et fortuitement
vers 1070 par l’hagiographe de Mélar, qui situe à la Boissière (Castel Beuzit)
en Lanmeur, la résidence du comte Commor :
en effet, à proximité immédiate de ce « château », le toponyme Rumarc, « le tertre de Marc », conserve
le souvenir d’un tumulus associé à la mémoire de ce puissant personnage.
Cependant, selon la vita de Paul
Aurélien, les restes mortels de Marc Commor reposaient à proximité de sa
résidence insulaire, dont le nom, Banhedos,
que nous a transmis Wrmonoc, signifie quelque chose comme « la hauteur des
cerfs ». Le toponyme Castle Dore, connu depuis John Leland, qui l’a transcrit Castledour, paraît, lui aussi, renvoyer
à un endroit peuplé de cervidés, puisque deor
signifie « cerf » en saxon ; mais c’est le nom ancien du lieu, Dirford, transmis par William de
Worcester, qui
vient confirmer que nous avons bien affaire à Banhedos : en effet Dirford
est ici pour Durfold, deorfald en
saxon, qu’il convient de traduire « le parc au(x) cerf(s) ».
Jean-Christophe
Cassard avait proposé en 1993 de reconnaître dans Marc Commor, un « chef
britto-romain » qui, « auréolé de ses succès dans l’île »,
aurait « tenté d’étendre son pouvoir en direction des Bretons établis sur
la côte nord de l’Armorique, et ce avec l’appui des Francs de
Childebert »[26] :
de telles opérations nécessitaient, – en particulier pour d’éventuels passages
de troupes, – des moyens maritimes conséquents ; à moins que ce ne fût l’existence
de moyens maritimes conséquents qui n’encourageât à tenter de telles opérations. Ce constat nous a amené en 1996 à
proposer de reconnaître dans le personnage l’héritier « d'une dynastie princière dont
l'instrument essentiel d'exercice du pouvoir aurait été la maîtrise du mare Britannicum, depuis le Bas Empire
jusqu'au haut Moyen Age » ;
maîtrise rendue possible, supposions-nous alors, par le contrôle de ce qui
pouvait subsister localement de l’ancienne classis
Britannica, dont la destinée, à partir du IIIe siècle de notre
ère, échappe hélas presque complètement à l’historien.
Cette hypothèse, dont nous ne nous sommes jamais dissimulé la
fragilité, a été jugée en son temps « séduisante »
et a même reçu un certain écho chez les spécialistes des origines bretonnes, en
particulier parce qu’elle permettait de donner un « état-civil » à Marc
Commor
et de le situer dans la continuité d’une lignée de « préfets de la
flotte », les Marci Aurelii,
laquelle serait issue du fameux Carausius :
elle éclaire le rôle que le plus ancien hagiographe de Hervé fait jouer à Commor
dans l’organisation du retour en Grande-Bretagne du père du saint, Hoarvian,
et renvoie à une indication conservée dans les Triades galloises à propos de Marc ;
elle nous a semblé en outre confortée par le fait que les résidences anciennement
attribuées à Commor sur le continent et à Marc dans l’île sont toutes situées à
quelques kilomètres seulement d’un port d’estuaire, comme c’est le cas à
Lanmeur (estuaire du Douron), à Gouesnou (estuaire de la Penfeld)
et, de manière un peu oblique, à Dirinon, – avec la ria de l’Elorn, sorte de
fjord où la marée remonte jusqu’à Landerneau,
– ainsi bien sûr qu’à Castel Dore (estuaire de la Fowey). En revanche, les
autres résidences, généralement « terriennes », attribuées à Commor
en Bretagne continentale, notamment dans le centre de la région, relèvent
d’informations tardives ou indirectes, en lien avec des spéculations érudites
; mais ce dernier constat doit au demeurant nous inciter à la plus grande prudence,
car un processus similaire a peut-être été à l’œuvre chez les auteurs médiévaux
s’agissant des attributions plus anciennes.
III
Un aspect essentiel de l’épisode de la vita ancienne de Samson à propos la reconquête par Judual de ses
droits héréditaires sur la Domnonée concerne le rôle géo-stratégique joué par
les îles du Cotentin, plus précisément Jersey et Guernesey. Outre qu’elles ont
constitué des étapes durant le périple maritime accompli ensemble par le prince
et par le saint (Lesiam Angiamque marinas
insulas prospero nauigio petierunt), – qu’il se soit agi de passer dans
l’île de Bretagne ou bien dans la péninsule armoricaine, – c’est sur place que
des hommes bien connus de Samson ont été
encouragés par ce dernier à rejoindre Judual (atque homines multi sancto Samsoni satis cogniti eius hortatu unanimes
cum Iudualo uenerunt ad Britanniam).
Cette proximité doloise avec les îles du Cotentin ne constitue pas en soi une
découverte ; mais l’interprétation de ces événements nous semble pouvoir
être renouvelée par une lecture hypothético-intuitive du texte : ainsi, l’atterrage
de Samson dans les parages de Dol peut-il, du point de vue de l’hagiographe, s’expliquer
aussi par la présence de populations bretonnes dans la presqu’île du Cotentin
et dans les îles voisines. Par ailleurs, on note que, si le saint s’efforce de
réparer l’injustice dont lui ont fait part les habitants de la région où il a
abordé, c’est moins en s’impliquant localement qu’en allant chercher à Jersey
et à Guernesey les soutiens nécessaires à la cause de Judual. De même, l’auteur
de la vita ancienne de Marcouf entérine
à son tour la présence bretonne à Jersey, mais ne veut pas laisser au seul
Samson le mérite de l’évangélisation des populations concernées. Tout cela est
donc antérieur à la période où les rois de Bretagne ont étendu leur pouvoir sur
l’Avranchin et le Cotentin, essentiellement durant le dernier tiers du IXe
siècle : à cette dernière époque, l’hagiographe de Magloire nous montre
l’île de Serq en arrière-plan de plusieurs épisodes de la vie du saint, lui
aussi présenté comme évêque de Dol ; mais, dès la fin du siècle précédent,
le Cotentin avec ses îles, en particulier Jersey, était déjà passé sous le contrôle de Bretons,
avec à leur tête un certain Anowarith. Ce personnage influent, est décoré du
titre de dux par l’hagiographe de
Wandrille et, selon cet écrivain, il se voit même adresser une ambassade
par « Charles Auguste » (Charlemagne)
: on imagine mal en conséquence que son pouvoir ait été limité à celui d’un
« centenier », comme le propose Éric Van Torhoudt[39], et qu’il ait été confiné au seul territoire
de l’île de Jersey, comme l’indique Cassard[40] à la suite d’Arthur de la Borderie[41], lequel n’hésite
pas , comme d’habitude, à interpoler le texte pour renforcer son interprétation[42].
Il convient donc d’envisager, dès l’époque supposée de
l’épisode rapporté dans la vita
ancienne de Samson, au surplus d’un prolongement continental de la Domnonée
insulaire à l’est de la péninsule armoricaine, la présence de
« colonies » bretonnes dans la presqu’île du Cotentin et l’archipel
adjacent. Cette situation était en tout cas avérée au moment de l’érection de
l’évêché de Dol, sans doute au tournant
des VIIIe-IXe siècles ; mais, dès cette époque, s’exerce
sur le nouveau siège une influence tout autant franque que bretonne, comme on
peut le voir, sous le règne de Louis le Pieux, avec l’évêque Jean, lequel était
également à la tête de l’abbaye de la Croix(-Saint-Leufroy)[43] :
ce monastère, richement doté, figurant au nombre des grands établissements
astreints aux dons et au service militaire[44],
la nomination de son abbé à l’évêché de Dol constitue bien une marque d’intérêt
de la part de l’empereur. De manière générale, les prélats qui siégèrent en
Bretagne continentale depuis la normalisation carolingienne étaient évidemment
des agents du pouvoir impérial ; mais le cas de Dol, dont le statut
épiscopal est venu se greffer sur une situation de « confinité »
entre les Bretons de la péninsule armoricaine et ceux de la presqu’île du
Cotentin, semble avoir été assez spécifique au regard de l’organisation
des pouvoirs locaux : une telle situation impliquait-elle en particulier
l’appartenance de Dol au missaticum
initialement confié à Nominoë ? Ou bien ce dernier et, à sa suite, Erispoë
et Salomon auront-ils transposé sur le terrain ecclésiastique leur conception du
ducatus des Bretons ? Quoi qu’il
en soit, l’ultime descendante de Judicaël avait officiellement adopté ce même
Salomon, qui de jure se retrouvait
l’héritier de la dynastie issue de Jonas et Judual.
***
Si le potentiel heuristique de l’hypothèse proposée par
Coumert nous semble incontestable, nous pensons que ce potentiel réside moins
dans les prolongements de cette hypothèse que dans ses à-côtés, que nous
espérons avoir pu mettre, au moins partiellement, en évidence ; mais nous
n’adoptons pas, pour le moment, l’hypothèse en elle-même. Au-delà de l’appellation
inadéquate de « royaume double » pour désigner la Domnonée insulaire
et son prolongement continental, cette donne territoriale ne semble pas en
effet fondamentalement remise en cause par un retour au texte de la vita ancienne de Samson, dont, à la
manière d’un jeu d’ombres et de lumières, la formulation à la fois ambigüe et
précise apporte un éclairage diffus mais constant sur une situation complexe.
André-Yves Bourgès
Léon Fleuriot, Les
origines de la Bretagne, Paris, 1980, p. 118.