En 610 ou 611, Colomban est en exil à Nantes, ou dans
les parages de la cité ligérienne : il attend son embarquement forcé à
destination de l’Irlande et, compte tenu des difficultés auxquelles risquent
d’être confrontés les moines de la communauté de Luxeuil, il envisage pour eux
la solution d’un repli local, « attendu », leur écrit-il, « que vos
frères sont ici dans le voisinage des Bretons » [1] ;
mais de quels « frères » s’agit-il, comment faut-il entendre cet
« ici » et où doit-on
localiser les Bretons ?
*
Commençons par ce dernier point consistant à
déterminer la partie du territoire de la Gaule qui, à l’époque où écrit
Colomban, était passée sous le contrôle des Bretons : c’est justement dans
les dernières décennies du VIe siècle, que le nom Britannia qui désignait originellement
l’actuelle Grande-Bretagne « en vient, simultanément dans les œuvres de
Grégoire de Tours († 594), Marius d’Avenches († 594), voire Fortunat
(† 600), à désigner aussi la partie de la péninsule armoricaine occupée par
les Brittani (ou Britones) ».
Il faut remarquer que Grégoire emploie indifféremment Britannia au singulier – c’est le cas le plus fréquent – ou au
pluriel, ce dernier « étant sans doute justifié par la division de la
Bretagne armoricaine en plusieurs États jouissant d'une indépendance complète
l'un vis-à-vis de l’autre ».
Faute d’une hypothèse plus péremptoire,
la conjecture ancienne d’Auguste Longnon garde toute sa validité et Joëlle
Quaghebeur a récemment proposé de lui trouver un prolongement dans l’histoire bretonne
à l’époque carolingienne.
C’est encore Grégoire de Tours qui nous permet de fixer assez de vraisemblance
sur la Vilaine, en particulier sur son cours inférieur,
la frontière sud-orientale entre les Bretons et les populations gallo-franques :
attestée sur le territoire de Rieux par le toponyme Tréfin (trifinium), qui marque les confins des
cités des Vénètes, des Riedones et des Namnètes,
cette limite devait être violée à plusieurs reprises par les Bretons durant le
dernier quart du VIe siècle. Au nord, la frontière entre les cités
des Coriosolites et des Riedones, sur laquelle nous ne disposons pas de
témoignage probant, a elle
aussi fait l’objet à la même époque de transgressions de la part de Bretons apparemment
installés dans les parages de Corseul depuis le début du VIe siècle :
Grégoire de Tours mentionne aux années 578-579 et 588-590 des pillages à l’entour
non seulement de la ville de Nantes, mais également de celle de Rennes (circa urbem… Namneticam atque Redonicam,
circa urbis namneticam utique et
Redonicam) ainsi que dans leurs « territoires » (terraturium Namneticum Redonicumque).
Les dévastations dont il est question reflètent, au sud comme au nord de la
péninsule, une incontestable « poussée » des Bretons
et témoignent d’une vraisemblable collaboration militaire entre ceux du
Vannetais, lesquels obéissent à un prince du nom de Waroch, et ceux du nord,
dont le leadership paraît avoir été assuré par un membre du clan des « Jud- »,
un certain *Juthmaclus,
Judmaël: lui et Waroch sont en tout cas placés sur un pied d’égalité par
Grégoire dans son récit des négociations avec les envoyés du roi Gontran à
propos de Nantes. Un raid dans la région de Rennes amène les Bretons jusqu’au
chef-lieu du pagus des Carnutes
locaux, à moins de dix kilomètres des murs de la cité épiscopale (Brittani quoque graviter regionem Redonicam
vastaverunt incendio, praeda, captivitate ; qui usque Cornutium vicum
debellando progressi sunt) :
peut-être cette opération constitue-t-elle
une illustration de la coordination
des troupes bretonnes que nous venons d’évoquer.
Quoi qu’il en soit, nous proposons de tracer sensiblement
en ligne droite, depuis le fond de l’estuaire de la Rance jusqu’à celui de
l’estuaire de la Vilaine, cette « frontière des Bretons » (Britannorum limes) évoquée par
Frédégaire, tout
en gardant à l’esprit que de nombreux dépassements, plus ou moins pérennes, de
cette limite sont intervenus sur les
confins occidentaux du Nantais, du Rennais et sans doute de l’Avranchin. Peut-être
même le territoire contrôlé par les Bretons s’est-il étendu, au moins temporairement,
à une partie du Cotentin ;
mais, le cas échéant, il faudrait sans doute envisager une alliance entre des
immigrés locaux et ceux de la côte nord de la péninsule armoricaine plutôt
qu’une expansion de ces derniers. Le dépassement le moins mal connu concerne la
partie occidentale du Nantais, assimilée à la presqu’ile guérandaise, entre la
Vilaine au nord, la Brière à l’est, la Loire au sud et l’océan à l’ouest :
la présence de Bretons dans cet espace peut se déduire de la toponymie locale,
qui présente un profil onomastique similaire à celle de la zone située
immédiatement au nord de la Vilaine, ce qui assurément dénote une colonisation précoce
et durable ;
mais l’implantation bretonne est surtout connue par le rôle joué par l’évêque
de Nantes, Félix, dans le règlement des nombreux conflits qu’elle semble avoir
occasionnés.
*
Passons maintenant à l’adverbe « ici » (hic) que Colomban applique à la
localisation de ceux qu’il présente comme les frères des moines de
Luxeuil : il s’agit à l’évidence d’un lieu qui ne saurait
être véritablement éloigné de celui où séjourne le saint ; mais comment
doit-on entendre cet adverbe ? Au sens strict, il convient sans doute de ne pas
aller beaucoup plus au-delà des quelques milles qui formaient la defensaria de Nantes :
auquel cas, c’est à l’intérieur même de ce périmètre que se trouvait également
l’endroit où séjournait Colomban. En revanche, au sens large, l’indication
donnée par le saint doit probablement être comprise comme une référence à un
territoire plus étendu, d’autant plus que cette précision était destinée à des
religieux expressément désignés comme appartenant à la Burgondie ou à l’Austrasie,
qui a priori ne connaissaient pas Nantes et qui en étaient éloignés de plus de
six cent cinquante kilomètres. A cette distance, le terme « ici » ne
saurait en effet avoir la même acception que lorsqu’il est utilisé par des
correspondants géographiquement proches et c’est ce sens large que nous pensons
devoir retenir.
*
Venons enfin aux « frères » (fratres) des moines de Luxeuil dont il est question dans la lettre adressée
par Colomban à ces derniers : un premier séjour du saint dans les parages de
son débarquement pourrait expliquer que certains de ses disciples avaient alors
fondé ou rejoint une communauté monastique locale
; à moins que Colomban n’ait voulu désigner les moines qui l’avaient accompagné
sur la route de l’exil et qui, dans l’attente de son départ, se seraient alors
regroupés dans un établissement existant. Quoi qu’il en soit, il paraît exclu que
Saint-Colomban, actuelle commune de la Loire-Atlantique, à 25 km au sud de
Nantes, puisse conserver le souvenir d’une telle communauté, implantée, au dire
de Colomban lui-même, dans le voisinage des Bretons[23].
En revanche, il existait bien un monastère, au demeurant le seul à notre
connaissance, situé à proximité immédiate des populations bretonnes, aux
confins orientaux de leur territoire du Broérec : nous voulons parler de
*Tincillac, aujourd’hui la commune de Théhillac[24],
sur la rive gauche de la Vilaine ; de l’autre côté du fleuve, se trouve le
site antique de Rieux, où, comme nous l’avons dit, le toponyme Tréfin doit être
considéré comme le vestige d’un point de rencontre (trifinium) aux confins des anciennes civitates des Namnètes, des Vénètes et des Coriosolites.
Venance Fortunat, dans sa biographie de saint Aubin, nous montre ce dernier,
originaire du Vannetais[26], entré en
religion à *Tincillac[27], dont il
devint rapidement l’illustration, puis prenant la tête du monastère à l’âge de
trente-cinq ans pour un abbatiat de quelques vingt-cinq années, avant d’être
finalement appelé sur le siège épiscopal d’Angers pour un pontificat dont
l’hagiographe nous indique qu’il a duré vingt ans et six mois.
Compte tenu de sa proximité avec Aubin, qu’il avait
représenté au concile d’Orléans en 549[28],
on peut supposer qu’un certain Sapaudus
avait remplacé le saint comme abbé à *Tincillac. Grégoire de Tours rapporte que
l’abbé Sabaudus, personnage important
car il avait été jadis minister de
Clotaire[29], avait,
en compagnie d’un nommé Secondel, rejoint le reclus Friard pour tenter, sur
l’île Vindunitta[30],
une expérience cénobitique ; mais il avait fini par renoncer et, de retour
à son monastère, il fut peu après passé par l’épée pour des raisons demeurées
obscures[31]. Le lieu
de la retraite érémitique de Friard faisait indiscutablement partie du
territoire namnète[32] et son
caractère explicitement insulaire, outre l’Océan, oriente les recherches du
côté de la Loire ou bien des marais de la Brière : la localisation la plus
fréquemment retenue est le bourg de l’actuelle commune de Besné, d’autant que
Friard et Secondel font depuis le début du XIIe siècle au moins
l’objet d’un culte local ; mais les formes anciennes du nom de Besné (Beene en 1116, Bethene, vers 1120) paraissent irréductibles à Vindunitta. D’autres sites sont sans doute envisageables, comme par
exemple Venet en Cordemais, sur la Loire, attesté en 1198 et 1216 sous la forme
Venez : dans ce cas, la distance
avec Théhillac aurait été encore suffisamment courte et le réseau viaire
suffisamment développé pour que Sabaudus
pût sans difficulté garder le contact avec ce monastère, si du moins il
s’agissait bien du sien.
*
Naturellement, la part faite belle à l’hypothèse dans
les lignes qui précèdent ne permet pas de conclure formellement sur la localisation
de la communauté monastique à laquelle fait allusion Colomban ; mais la
critique textuelle nous oriente vers la basse vallée de la Vilaine où les
religieux concernés ont pu trouver refuge au sein du monastère qui conservait
le souvenir de saint Aubin. Le culte vannetais de saint Colomban, certes attesté
tardivement, mais vigoureux, qui se déploie de Malansac à Pluvigner en passant
par Loyat et bien sûr Locminé, a-t’il essaimé à partir de Théhillac ?
André-Yves Bourgès
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire