"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale."

J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat... (ouvrage téléchargeable ici).

30 décembre 2023

« Bretagne est poésie » : une expression du bretonisme[1]

Rappelant, mentionnant, ou citant la devise « Bretagne est poésie » laquelle, à partir de 1891[2], orna la couverture de la revue L’Hermine fondée en 1889 par Louis Tiercelin (1846-1915)[3], les auteurs récents l’attribuent presqu’unanimement, mais sans référence, à Marie de France[4]. Or, de même que le nom de la poétesse a été inventé au XVIe siècle, – elle devrait plutôt être désignée Marie dite « de France »[5], en usant du procédé cher à Henri Guillemin[6], – cette devise n’est pas de sa composition ; mais l’invention est ici beaucoup plus récente : Arthur de la Borderie (1827-1901) est en effet l’auteur de cette formule, que devait lui emprunter Louis Tiercelin (1846-1915). Il n’y a pas de doute sur cette paternité, affirmée par de nombreux contemporains[7] et explicitement revendiquée par La Borderie lui-même[8], qui renvoyait en l’occurrence à sa première conférence universitaire sur l’histoire de Bretagne donnée à Rennes le 4 décembre 1890.

Cette petite mise au point n’est-elle qu’un point de détail érudit, sans véritable intérêt historiographique ? Nous ne le pensons pas : l’attribution de « Bretagne est poésie » à La Borderie, dont le « poids historiographique » sur les études bretonnes, malgré l’obsolescence de son œuvre, se faisait sentir il y a peu encore[9], oblige à s’interroger sur le sens et surtout le contenu de cette formule.

 

I

Dans le texte publié de la conférence[10], on peut lire :

C'est que la Bretagne n'est pas seulement une langue, un caractère, un peuple, une histoire : la Bretagne, en outre, est une poésie. Une poésie dans le présent comme dans le passé[11].

L’énumération apparait ici graduelle : la poésie englobe et transcende les différents éléments que La Borderie a définis plus haut dans son exposé comme constitutifs de l’identité nationale bretonne ; c’est donc que, sans cette transcendance, la Bretagne n’aurait pu exister en tant que nation, quand bien même figureraient au nombre de ses caractéristiques une langue, un caractère, un peuple, ainsi qu’une histoire (comprendre : un « récit national »). Cette poésie, souligne La Borderie, continue d’ailleurs de s’affirmer « dans le présent », alors même que la fin de l’Ancien régime et la perte des droits et privilèges spécifiques dont la Bretagne jouissait jusque-là avaient signé pour cette dernière la fin d’une histoire « séparée », laquelle n’était déjà plus véritablement « indépendante » depuis l’acte d’union de 1532.

Comment s’est manifestée cette poésie « dans le passé » ? La réponse de La Borderie est sans ambiguïté :

(…) … par les adorables légendes de nos vieux saints, qui sont d'autant plus belles qu'elles sont plus vraies[12].

Le caractère véridique de ces légendes est lui-même prouvé par leur nature profondément poétique,

(…) … plus forte, plus intime, plus pénétrante que celle des fables et des imaginations suspectes[13].

La poésie, au moins dans le domaine de la littérature consacrée aux saints, terrain naturellement propice aux dérives hagioduliques, est donc tout à la fois l’expression de la vérité historique et son garant : rarement argumentation circulaire, sans autre base, de surcroît, que l’assurance de son auteur, aura connu plus belle illustration ; ce véritable acte de foi fonde le récit historique :

 Je parle donc de ces légendes vraies, qui nous montrent, aux premiers temps de notre histoire, les barques fugitives des Bretons insulaires chassés de la Grande-Bretagne par les Barbares, traversant la Manche sous leurs voiles blanches et venant par bandes, par flottes successives, sous la conduite de leurs évêques et de leurs chefs de clan, aborder aux côtes de notre péninsule, alors encore infectée de paganisme, aux trois quarts inculte, toute chargée de forêts sauvages uniquement habitées par les fauves ; et là, pour nourrir ces pauvres émigrés, les prêtres, les moines bretons se faisant bûcherons, ouvriers, agriculteurs, jetant bas les forêts, défrichant le sol qui de nouveau se couvre de blondes moissons, bâtissant des villages, organisant des plou (tribu et paroisse tout à la fois), et partout prêchant l'Évangile, plantant la croix, non seulement sur les grands rochers de la côte, mais dans le cœur de ce nouveau peuple créé par eux, et l'y plantant si profondément, si solidement, que les siècles et les siècles passeront, passeront encore, sans qu'on l'en puisse arracher[14].

*

Rappelons que ces propos, dont le texte a fait l’objet d’une publication dans une revue universitaire, ont été tenus, en 1890, dans une enceinte universitaire, par un personnage réputé l’un des plus grands historiens de son époque, du moins à l’échelle régionale. Or, au-delà d’une incontestable qualité littéraire qui souvent fait défaut aux publications historiographiques, ce passage témoigne avant tout d’une vision des origines bretonnes basée sur des clichés résultant pour l’essentiel de la déformation, ou du moins de la surinterprétation des récits des hagiographes médiévaux ; clichés destinés à nourrir une imagerie romantique dont ne s’est jamais dépris La Borderie. Le concept même de « légende vraie » laisse perplexe et demanderait à être mieux défini : si l’on parle de légende véritable, dont la tradition s’enracine dans un passé plus ou moins lointain, plus ou moins obscur, on peut être en effet tenté de qualifier de « légende vraie » ce qu’il est possible d’opposer à une pure création intellectuelle issue par exemple de l’imagination d’un romancier ; mais, sur le fond, l’historien n’en pourra tirer que l’indication, importante certes mais limitée, que cette légende existe (ou a bien existé) et que son existence reflète l’intérêt que les générations successives lui ont portée, sans vérification possible de l’historicité des éléments qu’elle rapporte. En outre, nombre de ces « légendes vraies » ont été médiatisées par des écrivains qui, en leur conférant le prestige de l’écrit, les ont fixées, pour ne pas dire figées, et en même temps qu’elles, les traditions qui les ont portées.

Dans le cas de la littérature hagiographique, on peut ainsi conclure, avec une assez grande probabilité, que le culte d’un saint était établi à l’époque de la composition de la vita dont il a fait l’objet et que la dévotion à son endroit était déjà imprégnée de traditions plus ou moins anciennes, rapportées par l’auteur dans son récit ; mais chercher à mesurer cette ancienneté et tenter de remonter aux circonstances, voire aux faits, qui pourraient avoir été à l’origine de ces traditions,  – dont nous ignorons en outre avec quelle fidélité l’hagiographe les ont transcrites, – est un exercice auquel les historiens ont depuis longtemps renoncé, d’autant qu’ils se voient concurrencés sur ce terrain par bien d’autres spécialistes des sciences humaines. Comme nous nous sommes déjà efforcé de le montrer[15], c’est désormais dans les « marges du texte », en particulier quand l’écrivain a recours à l’« effet de réel »[16], que l’exploitation des textes hagiographiques, sous réserve de les interroger avec une grille de questionnement adaptée, s’avère la plus profitable à l’historien. Ce qui n’exclut nullement d’exploiter ce matériau dans d’autres perspectives, en particulier religieuse et spirituelle : il ne faut pas oublier en effet que la priorité d’un hagiographe est de magnifier « son » saint et d’édifier les fidèles.

*

A partir de quand une telle démarche critique a-t-elle commencé d’être adoptée ? En d’autres termes, les reproches adressés à La Borderie sont-ils justifiés, attendu le niveau des exigences scientifiques de son époque ? On sait que cette question est également posée s’agissant de l’éditeur du Barzaz Breiz, Théodore Hersart de la Villemarqué (1815-1895) : en y répondant par la négative, il a été possible de blanchir ce dernier des accusations de forgerie portées à son encontre ; mais les explications à ce sujet restent souvent insuffisantes, sinon embarrassées[17] ; de même, il peut être tentant de mettre sur le compte du « romantisme » de La Borderie certains de ses excès en matière historiographique, dont il serait dès lors possible de l’excuser. Par ailleurs, soulignent certains, la comparaison avec la méthode et la rigueur dont témoignent, dans le domaine de la littérature hagiographique, les travaux de Mgr Duchesne ou de l’abbé Duine est-elle véritablement fondée quand on sait que ces deux brillants représentants du courant historique véritablement critique, – c’est-à-dire également éloigné de l’hypercritique et de l’hypocritique, étaient respectivement plus jeunes de seize et de quarante-trois ans que La Borderie ? En conséquence, si celui-ci a reçu une formation approfondie de paléographe à l’École des chartes, à quoi d’ailleurs, de son aveu même, se limitaient toutes ses ambitions[18], il n’a pu bénéficier, contrairement à Duchesne et à Duine, de l’apport méthodologique de l’enseignement de la section des sciences historiques et philologiques de l’École pratique des hautes études, dont la création est intervenue en 1868 seulement[19].

 

II

Nous ne partageons pas ce point de vue excusateur :  à l’instar de La Villemarqué, morigéné dès 1839 pour son manque de rigueur et son attitude esthétisante dans une lettre que lui avait adressée son aîné Aurélien de Courson (1808-1889)[20], La Borderie s’était vu en effet opposer dès 1850  par Olivier de Wismes (1814-1887), lors du congrès de Morlaix de la classe d’archéologie de l’Association bretonne, des critiques extrêmement pertinentes sur son utilisation excessivement confiante des sources hagiographiques pour l’histoire des origines bretonnes[21]. Ces deux textes, importants à connaître dans leur intégralité, se terminent l’un et l’autre sur une remarque bien frappée, assez féroce de la part de Courson qui, après avoir rappelé à La Villemarqué les faiblesses scientifiques du Barzaz Breiz, – s’agissant par exemple du « temps assigné aux poésies », ou bien attirant son attention sur le fait que « certaines choses n'étaient pas assez établies encore et ne devaient pas être développées comme vous l'avez fait »,  – lui fait en outre grief de ses traductions rimées : « S'il vous faut absolument de l'encens poétique, rabâchez ces vers à vos belles d'alentour, mais ne traitez pas le monde savant en jolie femme ! »[22] ; remarque plus malicieuse chez Wismes, que l’on voit rebondir sur l’hypothèse aventurée de La Borderie de la construction d’un monument mégalithique pour servir – au VIe siècle ! – de sépulture à saint Hervé :

Au reste, je consens volontiers à accepter dans toute leur teneur et comme vérité de l'Évangile, tous les actes des saints bretons le jour où mon ami la Borderie m'aura retrouvé les reliques du saint dont il nous parlait au milieu d'un de nos cromlechs[23].

Nous ignorons la nature de la réponse faite par La Villemarqué à son correspondant. En revanche, nous avons le texte de la réfutation des arguments de son contradicteur par La Borderie : résolument engagé sur la voie vers laquelle il avait bifurqué au moins depuis le congrès de Lorient en 1848, il n’était pas question pour lui de remettre le moins du monde en cause la place hypostasiée des saints bretons dans son système, ainsi que le rôle moteur qu’il leur faisait jouer dans les origines de la Bretagne. Sa contre-argumentation à l’encontre de Wismes s’exprime conséquemment, au détriment d’une véritable démonstration historique, – ou même simplement érudite, – sous la forme d’un discours au ton résolument apologétique, dont voici la péroraison :

Si l'on admet le système de M. de Wismes, il n'y a plus rien de prouvé, rien de certain en histoire ; c'est le scepticisme universel dominant et rendant inutile l'étude des siècles passés. Cela n'effraie point M. de Wismes !... J'aurais mauvaise grâce, du reste, à me plaindre de le voir adopter cette thèse ; c'est ce qui nous vaut, – et nous en profitons tous, – ces saillies d'un esprit charmant et original, aussi inépuisable qu'imprévu, et dont les ressources ne sont jamais en défaut. Mais qu'il me permette de le lui dire cet esprit, ces saillies gracieuses et railleuses plaisent et amusent infiniment sans doute, c'est beaucoup ; mais pour quelques-uns, la vérité après, – même avant, – l'esprit, a encore son prix, et le scepticisme universel ne nous y amènera jamais[24].

*

Ainsi étaient rejetées du côté du paradoxe et du relativisme, voire de la plaisanterie gratuite, des constatations pourtant pleines de finesse dont les études hagiographiques bretonnes auraient eu grand profit à tirer, si La Borderie avait alors rebroussé chemin jusqu’à la bifurcation et changé de voie, comme le lui suggérait Wismes :

Que M. de la Borderie applique à la plupart de nos saints le système de doute et de savante critique à l'aide duquel il a déchiré la page que toutes nos histoires de Bretagne consacraient invariablement depuis des siècles aux hauts faits de Conan-Mériadec, et nous ne doutons pas qu'il n'en vienne à reconnaître que si, honorés par l'Église, tous les saints dont il nous a, après Albert Le Grand et Lobineau, renarré à Lorient les poétiques légendes, sont dignes de tous nos respects, ils ne sont rien moins que personnages ayant joué historiquement un rôle de valeur haute et surtout bien facilement appréciable à travers l'immense distance qui nous en sépare[25].

Choisissant de renforcer son propos par l’exemple, Wismes ajoute l’observation suivante qui témoigne d’une grande capacité à contextualiser la production hagiographique et conséquemment à mieux prendre en compte ses éventuels enseignements pour l’historien :

M. de la Borderie, je le sais, concède en partie les faits de ces légendes comme erronés ; mais il veut que du détail nous tirions d'innombrables conséquences sur l'importance de l'invasion bretonne, ainsi que sur les mœurs et les usages des pieux et pacifiques conquérants venus de l'île. Eh bien ! je l'avoue, j'accepterais encore volontiers certains faits conservés par la tradition, tels que la venue du saint, son nom, le lieu où il a vécu ; mais quant aux détails, je crois que c'est la partie la moins authentique des légendes, et qu'on en exagère étrangement la portée. Pour moi, la plupart des légendes ont été, sinon composées, du moins refaites, réhabillées, translatées en plus duisant langage, du Xe au XIIe siècle ; et je ne puis admettre que les moines de cette époque aient su à point nommé, par exemple, les procédés d'agriculture, de défrichement et de construction des Ve et VIIe siècles. Bien plutôt il faut, dans la plupart de ces légendes, admettre les peintures de mœurs comme contemporaines, non des moines auxquels elles se rapportent, mais de ceux qui en ont écrit les vies dans des temps fort postérieurs[26].

Citons également ce passage qui déclencha plus particulièrement l’ire de La Borderie :

Vouloir, à l'aide des légendes des saints, refaire sans crainte et sans hésitation l'histoire si obscure et si confuse des premiers siècles de nos annales, c'est, selon moi, comme si l'on tentait la même œuvre à l'aide des fables de Geoffroi Montmouth (sic) et des romans de la Table ronde. C'est simplement à une erreur en substituer une autre, c'est oublier que la Bretagne fut la patrie de tous ces lais, de tous ces contes, de tous ces poèmes qui enchantèrent l'Europe du moyen âge ; c'est, en un mot, faire jouer au roman religieux le rôle qu'on dénie avec raison au roman historique et guerrier[27].

Même si la Bretagne se voit ici attribuer un rôle qu’elle n’a pas joué dans le développement de la matière arthurienne et de la littérature courtoise au Moyen Âge, l’idée de reconnaître dans la production hagiographique régionale l’autre versant de la culture de cette époque est tout à la fois innovante et féconde ; mais La Borderie, voyant sa principale source assimilée à la littérature romanesque, ne pouvait évidemment pas souscrire à une telle approche. Voici les éléments de sa réponse tels qu’ils sont rapportés dans le procès-verbal de la séance :

Quand on nous montrera, dit M. de la Borderie, des temples et des statues élevés aux Amadis et aux Lancelot, quand on nous montrera au pied de ces statues des hommes agenouillés, alors nous admettrons le parallèle ; jusque-là, il nous sera bien permis de protester contre un tel abus de la critique. Comme s'il n'y avait pas quelque différence à faire entre les traditions, les croyances religieuses d'un peuple et les inventions fabuleuses dont il amuse ses loisirs (encore est-il juste de remarquer que les héros des romans de la Table ronde ne sont pas des types entièrement fictifs) ! Il y a bien quelque différence peut-être entre le poète, « cette chose légère, » comme dit Platon, et le prêtre, figure grave et sacrée, revêtu chez tous les peuples d'un caractère plus qu'humain[28].

Au passage, soulignons que la formule « chose légère » pour (dis)qualifier le poète, provoqua l’émoi de La Villemarqué, particulièrement sensible sur ce point et révéla du coup la principale ligne de fracture entre les deux piliers (littéraire et historique) du bretonisme :

M. de la Villemarqué a entendu avec peine M. de la Borderie jeter à la poésie la qualification de « chose légère. » C'est méconnaître la haute mission, le rôle sérieux qu'elle a souvent remplis. Aux yeux de M. de la Villemarqué, la tradition bardique n'a pas moins d'autorité que la tradition de l'Église bretonne. Le Barde a droit d'être cru sur les faits qu'il raconte ; car ordinairement il est acteur, attendu sa double qualité de Barde et de guerrier. « Autrefois, dit-il, quand on chassait les poètes hors de la république, c'était en les couronnant de fleurs ; on y met ici moins de façons. Pourtant les cordes de la lyre ont résonné sur les champs de bataille non moins que dans les fêtes. Les Bardes entretenaient les grands souvenirs nationaux dans les cœurs de nos pères ; c'est au chant des Bardes que nos pères repoussaient l'ennemi et délivraient le sol de la patrie. Plus près de nous, à la bataille de Leipsick, le poète Koerner, le Tyrtée de l'Allemagne, fut tué en défendant la liberté de son pays. Quand on le retira du nombre des morts vulgaires, sa main était serrée contre sa poitrine, et de ses doigts crispés il tenait un papier... C'était le chant intitulé La lyre et l'épée : la lyre et l'épée du poète étaient teintes de son sang ! »[29].

*

Si l’on met à part dans ces échanges la causticité, ou du moins l’ironie, dont Wismes fait souvent preuve[30], nous avons la démonstration, avec lui et avec Courson, que des savants, dont la formation n’était pas meilleure que celle de La Borderie et qui ne témoignaient peut-être pas de la même alacrité intellectuelle, pouvaient néanmoins disposer à la même époque des moyens d’une démarche critique. Pourquoi donc un tel déficit par contraste chez leur cadet ?

C’est le moment de revenir, en conclusion, à notre questionnement initial relatif au sens à donner à la formule « Bretagne est poésie ».

III

De 1850 à 1890, si on lit un peu rapidement les différents textes que nous avons cités, La Borderie serait donc passé, à l’égard de la littérature poétique, d’une attitude de relatif dédain, du moins en tant que possible source historique, à une philosophie de l’histoire dont le fil directeur et conducteur s’avère être précisément la poésie. Un changement de point de vue d’une telle ampleur est évidemment toujours possible ; mais il ne correspond ni au tempérament, ni à la manière de La Borderie : ainsi en est-il, par exemple, de son refus constant et opiniâtre de reconsidérer son postulat initial sur le rôle joué dans l’histoire des origines bretonnes par les saints de l’hagiographie régionale. C’est ainsi qu’en 1883, il republiait à l’identique son étude presque quarantenaire sur le sujet[31]  en soulignant :

Sur tous les points principaux, sur le fond même de la thèse, nous n'avons rien à changer ; toutes nos recherches depuis lors l'ont confirmée ; nous espérons en pouvoir bientôt donner la démonstration définitive dans le livre que nous préparons sur l'Histoire de Bretagne du Ve au Xe siècle[32].

Cet intérêt pour les « saints fondateurs de la Bretagne » (selon la formule consacrée, au demeurant tardive, et sans valeur au point de vue scientifique) est une constante chez La Borderie ; l’année même de sa mort, en 1901, son ultime déclaration consiste en une revendication en faveur de cette vision des origines de la Bretagne, dont il s’estime le promoteur : 

Je regarde, je tiens en effet pour mon premier titre d'honneur, comme historien breton, d'avoir rendu à nos vieux saints cette qualité essentielle et primordiale de fondateurs temporels et spirituels de la nation. C'est à cela que je tiens avant tout ; je dirais volontiers que je ne tiens qu'à cela [33].

Or, c’est précisément cette hagiodulie qui, comme on l’a vu, est toujours mise en avant par La Borderie à propos de la dimension poétique dont il affuble l’histoire de la Bretagne ; sa position n’a jamais varié depuis ses premières interventions, avant même ses vingt ans, dans les congrès de sociétés savantes : c’est la définition même du mot « poésie » qui a pu prêter à confusion, ainsi qu’on le voit au travers de la réaction un peu épidermique de La Villemarqué. Comme l’a écrit Jean-Yves Guiomar, si l’« exaltation des saints bretons » à laquelle La Borderie s’est en permanence abandonné, constitue

(…) … le point le plus faible de son œuvre eu égard aux exigences de l’historiographie, c’est aussi celui par lequel il a apporté une contribution décisive à l’image poétique de la Bretagne[34].

Puis, résumant les résultats de ses recherches approfondies sur le bretonisme, Guiomar conclut au moyen d’une formule ramassée et percutante :

En définitive, le bretonisme dans son expression ultime telle qu’elle a été donnée par La Borderie contre La Villemarqué, c’est la soumission de l’imaginaire au religieux[35]

Dès lors, la poésie et l’histoire en Bretagne ne devaient plus être de longtemps dissociées du culte des saints, vénération de nature évidemment religieuse, mais également marquée au coin de l’idéologie et d’un certain aveuglement : les hagiographes, proclamait l’école bretoniste, avaient rapporté les gestes des saints en les ornant souvent de fourrures légendaires, dont il suffisait de les dépouiller pour retrouver et reconstituer l’histoire des origines bretonnes ; approche qui devait connaître régionalement un succès historiographique durable, dont les derniers feux ne semblent pas encore éteints.

 

André-Yves Bourgès

 

 

 

 



[1] A la mort en 2017 de Jean-Yves Guiomar, auteur d’une thèse remarquée dont l’essentiel a paru sous le titre Le bretonisme. Les historiens bretons au XIXe siècle, Mayenne, 1987,  nous avons publié sur le blog Hagio-historiographie médievale une courte nécrologie de cet historien contemporanéiste (http://hagio-historiographie-medievale.org/2017/10/jean-yves-guiomar-1940-2017.html), soulignant combien sa contribution aux études hagiologiques bretonnes s’avère importante, en ce qu’elle a notamment mis en évidence la place centrale donnée aux saints régionaux dans l’historiographie des origines bretonnes à partir du milieu du XIXe siècle, sous l’influence d’Arthur de la Borderie. Nous examinons rapidement ici un corollaire de cette question. Les hyperliens ont été vérifiés/actualisés le 30 décembre 2023.

[2] Lucien Raoul, Un siècle de journalisme breton, de l'Académie celtique à la Glorieuse Bretagne des armées ; Le Guilvinec, 1981, p. 287 ; cette devise figure la forme « Bretaigne est poésie » destinée sans doute à lui donner un cachet d’ancienneté plus marqué.

[3] Jean Balcou, « Louis Tiercelin et le Parnasse breton », Histoire littéraire et culturelle de la Bretagne, Paris-Spézet, 1997, III [L’invasion profane - De la IIIe à la Ve République], p. 79-83

[4] Par ex.  Jean-Pierre Foucher, Marthe-Claire Fleury, Charles Le Quintrec ; voir également de nombreuses attestations sur Internet.

[5] Anne Paupert, « Marie, dite ‘’de France’’ » (2006), notice du Dictionnaire [en ligne] des femmes de l’ancienne France, http://siefar.org/dictionnaire/fr/Marie_dite_de_France.

[6] Voir en particulier son ouvrage sur Jeanne, dite « Jeanne D’Arc », où cet auteur évoque avec une pointe d’autodérision « les fameux, les horripilants ‘’guillemets de Guillemin’’ ; son tic incoercible ».

[7] Par ex. Dominique Caillé, Olivier de Gourcuff, Pierre Laurent, Auguste Millon.

[8] Arthur de la Borderie, « Chansons populaires de Haute-Bretagne », Revue de Bretagne, de Vendée et d’Anjou, 12 (1894), p. 174, signale « la haute devise inscrite par M. Tiercelin sur la bannière de l'Hermine, mais que je revendique l'honneur d'avoir, l'un des premiers, proclamée dans ma première conférence sur l'histoire de Bretagne : ‘’ La Bretagne n'est pas seulement un peuple, une langue, une histoire ; La Bretagne est une poésie !’’ »

[9] Hubert Guillotel, « Le poids historiographique de La Borderie », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 80 (2002), p. 343-359.

[10] A. de la Borderie, « La Bretagne et son histoire – Leçon d’ouverture du cours d’histoire de Bretagne professé à la Faculté des Lettres de Rennes (4 décembre 1890) », Annales de Bretagne, 6 (1890-1891), p. 161-178.

[11]  Ibidem, p. 169.

[12]  Ibid.

[13]  Ibid.

[14]  Ibid., p. 169-170.

[15] Voir par exemple A.-Y. Bourgès, « L'horizon marin, le littoral, la ria et le port sous la plume des hagiographes bretons à l'époque carolingienne et au plein Moyen Âge », Julien Bachelier (éd.), Rivages bretons. Sources pour une histoire fluvio-maritime en Bretagne du IXe au XIe siècle [= Annales de Bretagne et des pays de l'Ouest, t. 130 (2023), n°3], p. 133-160.

[16] Idem, « Effet de réel et hagiographie : quelques aspects de la question », Hagio-historiographie médiévale (30 décembre 2019),  www.academia.edu/41465070.

[17] Nelly Blanchard, Barzaz Breiz, une fiction pour s’inventer, Rennes, 2006, p. 11 : « En 1974, une deuxième thèse sur le Barzaz-Breiz est soutenue par l’ethnologue Donatien Laurent. Depuis les conclusions de ce travail, la question de l’authenticité des chants n’est plus vraiment à l’ordre du jour : entré en possession des carnets de notes de La Villemarqué, l’ethnologue a mesuré les écarts entre les chants publiés dans le Barzaz-Breiz et les chants tels que La Villemarqué les avait notés dans ses carnets. Il propose ainsi des hypothèses sur la méthode de constitution des textes et tâche de répondre à cette fameuse question de l’authenticité des chants de manière plus précise. Le travail de Donatien Laurent a donc mis un terme à cette question en montrant que le Barzaz-Breiz est bien basé sur un travail de collecte de chants populaires, mais que l’auteur a parfois arrangé des chants, compilé plusieurs versions, ajouté des éléments et quelquefois, semble-t-il, inventé des textes ». On notera comment l’on passe d’un premier constat sur «  la question de l’authenticité des chants qui n’est plus vraiment à l’ordre du jour », – au prétexte que, dans sa thèse, Donatien Laurent « propose ainsi des hypothèses sur la méthode de constitution des textes et tâche de répondre à cette fameuse question de l’authenticité des chants de manière plus précise », à celui, infiniment plus tranché, sur le fait que le travail de ce chercheur «  a donc mis un terme à cette question » : cette évacuation en règle d’une question aussi centrale que récurrente, – laquelle reste cependant posée puisque il demeure acquis que La Villemarqué  a bien « ajouté des éléments et quelquefois, semble-t-il, inventé des textes », – ressort moins, de notre point de vue, à la tangibilité des résultats des recherches menées par D. Laurent, qu’à la volonté de réserver désormais les études villemarquéennes aux seuls spécialistes de littérature, en omettant l’importante dimension historiographique et idéologique de la « Querelle du Barzaz Breiz ».

[18] « Aussi, vous le dirai-je entre nous, l'École des Chartes au fond m'assomme assez : si ce n'était la défaveur qui s'attache à l'interruption d'une entreprise commencée, je crois que je planterais là la boutique : je sais maintenant, non certes tout ce qu'on peut et doit y apprendre, mais à peu près cependant ce que j'y venais chercher : je veux dire que je déchiffre un peu les écritures du Moyen Age, et je crois que l'usage suffira pour achever sur ce point mon éducation » (Lettre adressée par La Borderie à Charles de Beaurepaire en 1851).

[19] Cet établissement a été fondé sur le modèle des séminaires de recherche allemands, où l’on apprenait à « traiter par écrit des points d’histoire d’après les sources » (Charles Loomans, Rapport sur l’enseignement supérieur en Prusse, Bruxelles, 1860, p. 96). Paradoxalement, dans les premiers temps de l’École parisienne, si du moins il faut en croire le témoignage de Gaston Paris, ce ne sont pas les apprentis-chercheurs français, mais plutôt « les Allemands – ainsi que des étudiants d’autres nations, bien sûr qui seraient venus » (Ursula Bähler, « Le Collège de France et l’École pratique des hautes études vus et vécus par Gaston Paris », Jean-Luc Fournet (dir.), Ma grande église et ma petite chapelle : 150 ans d’affinités électives entre le Collège de France et l’École pratique des hautes études, Paris, 2020, p. 77).

[20] Anonyme [Pierre de la Villemarqué], La Villemarqué, sa vie et ses œuvres. Édition revue et augmentée, Paris, 1926, p. 82-83.

[22] La Villemarqué, sa vie et ses œuvres…, p. 83. L’auteur qualifie pour sa part cette objurgation de « mot charmant ».

[23] « Procès-verbaux du congrès de Morlaix … », p. 91.

[24] Ibidem, p. 107

[25] Ibid., p. 90.

[26] Ibid., p. 91.

[27] Ibid., p. 90.

[28] Ibid, p. 106-107

[29] Ibid., p. 111-112.

[30] Voir le portrait physique et moral qu’en fait l’un de ses descendants : « Grand, assez gros, à la barbe abondante, c'était un personnage haut en couleur, gai, rieur, brillant causeur, avenant et... souvent caustique envers ses contemporains », https://www.wismes-sculpture.com/olivier-de-wismes-1814-1887.

[31] « Procès-verbaux du congrès de Lorient (1, 2, 3, 4, 5 et 6 octobre 1848), Bulletin archéologique de l’Association bretonne (classe d’archéologie), 2 (1850), n°1, p. 21-64.

[32] A. de la Borderie, Du rôle historique des saints de Bretagne dans l'établissement de la nation bretonne armoricaine, Rennes, 1883, p. 1.

[33] Cité par Alexandre-Marie Thomas, « Le rôle des saints dans l’histoire de Bretagne », Albert Le Grand, Les vies des saints de la Bretagne armorique, 5e édition, Quimper-Brest-Paris, 1901, p. 719.

[34] J.-Y. Guiomar, Le bretonisme, p. 408.

[35] Ibidem, p. 416.

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