"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale."

J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat... (ouvrage téléchargeable ici).

18 novembre 2007

Un autre saint « politique » : saint Gurval, évêque d'Aleth, honoré à Guer

Le dossier de saint Gurval, honoré à Guer, est particulièrement pauvre : une courte vita en trois leçons transmise par le Propre malouin de 1615, dont la matière avait été empruntée à un légendier plus ancien (ex veteri legendario macloviensi), lequel a fourni également les biographies de saint Malo, de saint Méen, etc. On peut voir, à partir de son texte sur saint Sulin (il s’agit en fait de saint Sulian/Suliau), comment travaillait l’auteur du Propre de 1615 : on conserve en effet une autre version de la vita de ce saint, qui figurait dans le bréviaire malouin imprimé de 1537, et qui, au témoignage du chanoine Doremet en 1628, provenait « de notre vieil légendaire ». Les deux compilateurs ont à l’évidence abrégé le même texte ; mais le choix de celui de 1615, à l’opposé de celui de son prédécesseur, est de privilégier la dimension galloise de cette vita et de passer sous silence ce qui se rapporte aux relations de son héros avec saint Samson : sa « fascination » (comme l’a écrit G.H. Doble) pour la légende de saint Tysilio va même jusqu’à lui faire substituer la date de la fête de ce dernier à celle de la tradition continentale.


Vie et culte de saint Gurval

Saint Gurval, quant à lui, est présenté comme l’ancien condisciple (sous la férule de saint Brandan) et l’immédiat successeur de saint Malo sur le siège d’Aleth ; mais, ayant lui-même remis sa charge épiscopale entre les mains de son archidiacre Coalfinith, il s’en va, en compagnie de plusieurs prêtres, à la recherche d’un certain monastère de son diocèse dans le pays de Guer (quoddam suae diocesis monasterium in pago Guernio constructum expetiit, pluribus secum ductis sacerdotibus). Sur place, il continue d’être l’objet de la vénération des populations, attirées par sa sainte conversion ; mais « souhaitant effacer le souvenir de son épiscopat » (episcopatus sui notitiam deferere cupiens), il laisse à Guer douze prêtres et s’éloigne avec les autres vers un autre lieu non nommé. Finalement, il s’installe dans une « caverne » (in speluncam), où il accomplit de nombreux miracles. Pas de détail sur sa mort, ni sur sa sépulture, ou encore sur ses éventuelles reliques.

On peut bien sûr reconnaître ici, au moins partiellement, les effets de la méthode de travail du compilateur de 1615, dont nous avons dit quelques mots ; mais il nous semble surtout que la source à laquelle il a puisée devait être singulièrement pauvre pour amener chez l’écrivain cette remarque en forme d’aveu sur le fait que c’est le saint qui aurait lui-même chercher à effacer toute trace de son épiscopat.

Que savons nous par ailleurs de saint Gurval et de son culte au Moyen Âge ? Il était honoré à Guer depuis 1124 au moins, car l’église du lieu est alors placée sous son vocable, et quelques reliques en sont conservées sur place dans un reliquaire de la première moitié du XVe siècle, en bois recouvert de plaques d'argent partiellement dorées.

Sur la face antérieure sont appliqués et maintenus par trois clous, huit phylactères gravés en lettres gothiques dont les inscriptions viennent identifier les reliques de plusieurs saints que des ouvertures permettent d'entrevoir :

- 1/ DE RELIQUIS BEATI BARTHOLOMEI ;

- 2/ DE RELIQUIS S (ANCT) I GURVALI ;

- 3/ DE RELIQUIS S (ANCT) I ANDREE ;

- 4/ DE RELIQUIS S (ANCT) I NICOLAI DE BAR (I) ;

- 5/ RELIQUIE DE COLOMNA UBI DOMINUS NOSTER HESUS CHRISTUS FUIT FLAGELLATUS ;

- 6/ DE LAPIDE SEPULCHRI DOMINI NOSTRI JESU XRI ;

- 7/ RELIQUIE SANCTA APOLINIA ;

- 8/ DE MM RELIQUIE SANCTARUM VIRGINUM ET MARTIRUM EUFEMIE DEROTHE TECLE ET C (A) TARINE.

Les abbayes de Saint-Méen et de Montfort, dans le diocèse de Saint-Malo honoraient quant à elles, à la date du 7 juin pour la première et du 6 juin pour la seconde, un saint Gudual (Guidgali episcopi ou sancti Gutuuali episcopi et confessoris), personnage à qui elles reconnaissaient la qualité d’évêque en conformité avec sa vita. Or, sur la base d’une vague homophonie, les chanoines malouins chargés au XVe siècle de la refonte du sanctoral diocésain ont intégré le nom de saint Gurval dans la liste des évêques d’Alet à cette même date du 6 juin, comme en témoigne la notation Sancti Gurvali episcopi Macloviensis dans le calendrier du missel manuscrit diocésain ; cependant, la vita de saint Gudwal, personnage par ailleurs largement honoré dans le diocèse de Vannes, ne présente aucun point commun avec la vita de saint Gurval, personnage exclusivement honoré à Guer, dans le diocèse de Saint-Malo, mais aux confins du Vannetais.


Epoque et circonstances de la composition de la vita de saint Gurval

Il ne nous paraît pas improbable en conséquence que l’auteur de la vita de saint Gurval se soit attaché à doter l’église de Guer d’un « mode d’emploi » de son reliquaire (formule que nous empruntons à B. Merdrignac) ; et se soit appuyé précisément sur l’existence de reliques d’un saint inconnu par ailleurs pour doter saint Malo d’un et même de deux successeurs ad hoc : si l’on retient l’hypothèse que l’introduction de saint Gurval dans la liste épiscopale de Saint-Malo date du XVe siècle, il s’agissait peut-être de défendre à Guer les intérêts du diocèse, menacés par le projet d’érection d’un évêché à Redon (1449).


André-Yves Bourgès

17 novembre 2007

La dimension arthurienne de saint Armel

Armel est un saint spécial : comme beaucoup de saints bretons, il s’agit d’un « saint de papier » connu par son seul dossier hagiographique « vertical », dont les pièces les plus anciennes ne paraissent pas être antérieures au XIIIe siècle ; mais, confondu volontairement à Locquenvel avec saint (Gu)Envel par les moines de Saint-Jacut, qui le connaissaient sans doute comme l’un des prélats revendiqués par le siège dolois, il a connu tardivement un développement assez marqué de son culte, dont témoigne en particulier la belle église de Ploërmel, dans un contexte qui, semble-t-il, l’associait au souvenir du roi Arthur, et dont on peut encore observer les prolongements à la fin du XVe siècle, jusque dans l’entourage du roi d’Angleterre Henry Tudor.

De son côté, le renforcement du rôle joué par Ploërmel dans « l'appareil d'Etat » breton parait trouver un écho dans le développement de la légende arthurienne, dont le succès en Bretagne était jusqu’alors assez peu manifeste : c’est en effet de l’époque des règnes successifs de Jean II et d’Arthur II, dont on connaît l’attachement pour Ploërmel, que date la composition de deux textes arthuriens. Le premier texte, en langue vernaculaire, est intitulé Artus de Bretaigne : conservé notamment par un manuscrit enluminé du XIVe siècle , qui figurait déjà dans la Bibliothèque royale aux années 1530, cet ouvrage plusieurs fois réécrit, connu sous différents titres (Le Petit Artus de Bretaigne, Artus le Petit, Artus le Restoré ou encore Artus et Jehannette), eut un grand succès, comme l’attestent ses nombreuses éditions anciennes, ainsi que les allusions de Christine de Pisan et la traduction anglaise donnée vers 1500 par John Bourcier, lord Berners. L’auteur du texte initial qui, à l’opinion de S.V. Spilsbury, « faisait vraisemblablement partie de l’entourage du duc de Bretagne », a mis en scène, dans un environnement familier qui comprend entre autres l’abbaye de la Joie d’Hennebont et le château de la Forêt en Languidic, Artus, le fils du duc Jehan — lui même présenté comme appartenant à la parenté de Lancelot du Lac — et de la fille du comte de Lancastre, transposition fantaisiste de la situation familiale du futur Arthur II. Ce dernier s’est vu ainsi promu au rang de héros romanesque, voyageant jusqu’au château de l’Autre Monde, dans le cadre d’une intrigue marquée par des exploits chevaleresques extravagants, ce qui bien sûr explique en partie le succès durable de ce texte.

Composé sous le règne du duc Arthur II, un second texte aujourd’hui perdu, écrit en latin, dont Pierre Le Baud nous a conservé le titre traduit en français (Livre des faits d’Artur le Preux, autrement nommé le Grand) et dédié au duc Arthur II, n’est plus connu que par Le Baud qui, dans la seconde version de son Histoire de Bretagne, en fait explicitement mention à de nombreuses reprises et même le cite en plusieurs occasions, là encore en français. On a depuis retrouvé partiellement le texte latin correspondant à ces citations sous forme d’extraits qui figurent dans le carnet de notes d’un érudit breton de la fin du XVe siècle, généralement attribué par la critique moderne à Le Baud lui-même, même s’il est probable que le carnet en question contient des notes qui n’ont pas été prises par le vieil historien breton, mais par des collaborateurs attitrés ou occasionnels.


Les principaux éléments du dossier littéraire de saint Armel

Armel est né chez les Angles, de bonne famille, et est ordonné prêtre.

Il passe en Bretagne continentale et aborde en Léon.

Il se rend d’abord à la cour auprès du roi Childebert, dont il devient le conseiller pendant six ans et opère de nombreux miracles ; avec l’accord du roi, dont il reçoit « deux paroisses désertes en Bretagne » (duas plebes in Britannia desertas) lesquelles portent aujourd’hui son nom, il s’en vient dans le pays de Rennes (adiit in Redoniam) et opère là encore de nombreux miracles : il délivre notamment la région d’un dragon, décrit comme un « serpent énorme » (serpens ingens), qu’il précipite dans la Seiche (l’action est traditionnellement située à Saint-Armel-des-Boschaux).

Il quitte ensuite à nouveau le pays de Rennes pour se rendre « dans la Bretagne déserte » (ad desertam Britanniam), où il opère à nouveau de nombreux miracles.

On le voit par la suite effectuer de nombreux déplacements d’un oratoire à un autre (ex uno ad alium oratorium) ; mais on ne nous dit pas dans lequel le saint reçut l’annonce par l’archange Gabriel de sa mort prochaine, ni où celle-ci intervint.

Au XIIe siècle, on pensait à Dol, qui revendiquait le saint comme l’un de ses prélats, que son corps était conservé à Ploërmel (cujus corpus, in episcopatu Aletensi, apud castrum Ploasmel quiescit).


Vitraux anciens à Ploërmel, à Locquenvel et à Merevale Abbey

Une verrière de l’église de Ploërmel contient les principales scènes de la vie de saint Armel, en 8 tableaux avec inscriptions gothiques au pied :

- 1/ Le saint débarque en Armorique ;

- 2/ Le saint reçoit un message du roi ;

- 3/ Le saint guérit des lépreux et des boiteux dans le palais du roi ;

- 4/ le roi donne congé au saint pour aller délivrer la contrée ravagée par un monstre ;

- 5/ le saint passe son étole au cou du monstre ;

- 6/ le saint précipite le monstre dans la rivière ;

- 7/ le saint guérit tous les malades du pays ;

- 8/ le saint meurt, tandis qu’un ange apporte le message de cette mort.

Le commanditaire de cette verrière pourrait bien être la reine-duchesse Anne en personne (présence d’une cordelière). On cite également le nom de Jean Lespervier, évêque de Saint-Malo (1450-1486), représenté à l’origine dans un petit vitrail à droite de cette verrière et bien reconnaissable aux armes qui ornent le prie-dieu sur lequel le prélat est agenouillé.

Dans la fenêtre centrale de l’église de Locquenvel, six panneaux datés vers 1540, représentent des scènes de la vie de saint Armel, confondu en l’occurrence avec le saint local Envel, ou mieux *Guenvel : dans les deux panneaux du haut, le saint est en costume de laboureur, qui laboure la terre avec un attelage formé par une biche et un cerf, puis passe la herse attelée à un loup en lieu et place de l’âne dévoré par ce dernier. Les quatre panneaux suivants nous montrent le saint en abbé crossé et mitré, que viennent d’abord implorer les parents d’un enfant aux prises avec des loups dans la forêt ; ensuite c’est un condamné à mort qui vient demander l’intercession du saint ; puis des paysans dont la récolte est compromise par les oiseaux ; enfin d’autres paysans viennent à leur tour prier le saint pour qu’il protège leur troupeau de moutons de l’attaque d’un loup. Aucun de ces miracles ne figure dans la vita de saint Armel et ils ont certainement été empruntés à la légende locale de saint *Guenvel ; mais l’identification avec saint Armel est renforcée par la crosse et la mitre attribuées au saint.

A Merevale Abbey (Warwickshire), monastère fondé par la famille Ferrers, comtes de Derby, on peut encore voir dans la verrière de l’aile sud de l’ancienne Gate Chapel (actuelle église paroissiale), une représentation de saint Armel, qui porte la mitre de l’abbé, mais aussi l’armure du chevalier : on suppose que ce vitrail résulte d’un voeu du prétendant Henry Tudor, en 1485, lors de la bataille décisive de Bosworth, à proximité de l’abbaye que le roi Henry VII vint visiter en 1503.


Le culte de saint Armel à la fin du Moyen Âge

Le culte de saint Armel est au centre de trois problématiques différentes, contemporaines (charnière des XVe-XVIe siècles) et qui sont peut-être liées entre elles.

1/ Le nom Armel (arth, « ours », et mael « prince ») présente une incontestable parenté avec celui d’Arthur Ce nom est porteur d’une dimension guerrière à laquelle les biographes du saint ont toujours été sensibles, qui le désignent miles fortissimus ou miles acer semper gerens arma penitenciae : sans exclure la reprise de l'habituel cliché hagiographique du saint considéré comme un « champion de Dieu », c’est peut-être ici l'indication que ces écrivains, qui jouent à loisir sur les mots Armagilus et arma gerens, connaissaient le sens du nom porté par le saint ; mais, au delà de la parenté des deux noms, il existait une relation ambiguë entre Armel et Arthur. C’est la conviction de C. Barber et D. Pykitt, qui s’exprime dans leur ouvrage Journey to Avalon — The Final Discovery of King Arthur (1997) ; si ce travail n’a peut-être pas été conduit avec la rigueur suffisante, P. Galloni, universitaire italien, écrit quant à lui : « Arthmael, il probabile Artù storico ».

Henry Tudor, le futur roi Henry VII, avait baigné dans toutes ces histoires et la mythologie arthurienne lui a également servi au point de vue politique ; d'ailleurs, Henry Tudor avait donné le nom d'Arthur à son fils aîné, qui, s'il avait vécu plus longtemps, serait donc devenu le roi Arthur d'Angleterre (au lieu de son frère Henry, le futur Henry VIII). Le culte de saint Armel en Grande-Bretagne, lié à la dévotion que lui témoignait Henry VII, renvoie toujours à l’image d’un guerrier : c’est le cas dans le vitrail de Merevale Abbey, mais aussi avec la statue qui orne le tombeau du roi à Westminster Abbey, où Armel, sous la robe monastique, porte des gantelets de chevalier.

2/ Mais Henry Tudor, qui n'eut jamais de chance avec la mer (trois naufrages au moins !) a pu également « rencontrer » le culte de saint Armel à Plouarzel, non loin de l'endroit où il avait abordé de manière accidentelle la côte bretonne : si déjà il connaissait ce nom au travers du légendaire arthurien, la coïncidence a dû lui apparaître comme un signe du destin ou comme un geste de la Providence.

3/ Enfin, le bréviaire imprimé de Léon (1516), présente des traits particuliers, qui laissent à penser que les chanoines de la cathédralede Léon ont pu utiliser à l'occasion des matériaux d'origine insulaire. Or, un personnage domine la vita de saint Armel dans sa version léonarde donnée par le bréviaire imprimé de 1516 : il s’agit d’un certain Carencinalis, cousin de saint Paul Aurélien et membre de l’expédition qui voit le passage d’Armel de l’île de Bretagne sur le continent. J. Loth a indiqué qu’il s’agissait là d’une cacographie pour « Carentmail, mieux Carantmail : *Caranto-maglos ».

Cette hypothèse qui dispose qu’Armel et Ténénan auraient ainsi partagé le même maître, puisque Carantmail est donc la forme pleine du nom de Carantec, permet la reprise en compte d’assez nombreux matériaux épars dans l’ouvrage d’Albert Le Grand et plus particulièrement ce qui concerne les prêtres Senan, Quénan et Armen (ce dernier nom pour Armel ?) présentés, ainsi que le clerc Glanmeus, comme les compagnons de saint Ténénan dans la notice de ce dernier ; mais, de surcroît, elle ouvre de nouvelles pistes de recherches sur l’imprégnation arthurienne de ces différentes légendes, car précisément la vita d’origine galloise de Carantec (Carantocus) alias Cernath (Cernathus) [BHL 1562-1563] rapporte une anecdote qui met en scène Arthur, le saint et le dragon, et que passe sous silence la vita de saint Caradec dans le même bréviaire imprimé de Léon. Curieux chassé-croisé, dont Armel paraît ici le témoin impuissant !


André-Yves Bourgès

Le dossier hagio-historiographique des Rohan (1479) : de Conan à Arthur et de saint Mériadec à saint Judicaël

On prête à Mgr de Quélen, alors archevêque de Paris (1821-1839), la sortie suivante dont l’humour (involontaire) a assuré la fortune : « Non seulement Jésus-Christ était fils de Dieu, mais encore il était d'excellente famille du côté de sa mère ».

De même pourrait-on dire des Rohan qu’ils revendiquaient à la fin du XVe siècle, non seulement d’être les agnats de Conan Mériadec, mais encore de descendre du roi Arthur par leur ascendance maternelle de Léon.

Ces deux revendications sont explicitement exprimées dans le fameux mémoire que Jean II vicomte de Rohan a produit en 1479 au soutien de ses prétentions de préséance aux Etats de Bretagne contre le comte de Laval. La première fait référence à « l’office et légendaire dudit glorieux S. Meriadec avec celui de S. Goury », conservé « entre autres lieux en l’église cathédralle de Vennes », ainsi qu’aux traditions locales. La vita de saint Mériadec qui, dans son état actuel, ne remonte pas, nous semble-t-il, au-delà des années 1430-1440 et fait partie, avec les vitae de saint Gobrien et de saint Gonéri, d’un dossier « horizontal » dont la proximité textuelle et thématique a été depuis longtemps remarquée, signale en effet la filiation entre Conan Mériadec et le saint ; en outre, elle présente ce dernier comme le parent du vicomte de Rohan, dont Mériadec sollicite et obtient l’octroi de 3 foires franches à Noyal-Pontivy. Cet épisode occupe une place disproportionnée dans la vita, ce qui est peut-être l’indication que le texte dont nous disposons a fait l’objet de coupures au moment de son introduction dans les livres liturgiques tardifs qui nous l’ont transmis. Sont ainsi absents de la vita, sans qu’on puisse affirmer formellement qu’ils faisaient partie de l’ouvrage original, deux épisodes figurés dans les fresques du XVe siècle de l’église de Stival, qui retracent en 12 tableaux la vie de Mériadec : l’un de ces tableaux nous montre le saint en oraison devant deux stèles christianisées ; un autre nous fait assister à l’imposition par Mériadec de sa cloche à main sur la tête d’un personnage agenouillé. Dans les deux cas de figure nous avons incontestablement affaire à la représentation de gestes et pratiques d’une religion « populaire » qui peut-être déjà n’avaient pas trouvé leur place dans le texte original de la vita ou que l’abréviateur de cette dernière a omis, sinon délibérément occultés ; mais il est d’autres éléments que le texte dont nous disposons ne nous a pas transmis et qui se lisent dans le mémoire de 1479 :

- Le roi Conan avait trois fils dont l’aîné fut saint Mériadec, le second le successeur de son père à la principauté de Bretagne et le troisième le vicomte de Rohan ; ainsi la filiation entre le vicomte de Rohan et Conan Mériadec est-elle définitivement explicitée et clarifiée.

- Les armes de Bretagne, que portaient originellement les trois fils de Conan Mériadec, furent changées miraculeusement pour celles de gueules à macles d’or « sur le corps et fiertre de mondit seigneur S. Mériadec » : c’est donc pour obéir à cette injonction miraculeuse que les Rohan avaient adopté leurs armes actuelles.

- Les macles se trouvent figurées dans les pierres et arbres aux alentours du lieu et manoir de Perret, où saint Mériadec « fit sa résidance et mena vie contemplative et solitaire pour la pluspart de ses jours » : à l’instar des éclogites de Plounévez-Lochrist qui, comme l’a montré L. Chauris, jouent un rôle dans un épisode de la vita de saint Hervé, l’hagiographie populaire s’appuie ici sur la géologie pour conforter la tradition relative à saint Mériadec, dont elle situe la principale résidence au manoir de Perret, dans la demeure même des Rohan (il s’agit en effet du manoir des Salles, aujourd’hui en ruines, qui avait lui-même succédé sur place à une villa gallo-romaine).

La seconde revendication concerne l’ascendance arthurienne des vicomtes de Rohan, ascendance dont le mémoire de 1479 fait remonter l’origine aux seigneurs de Léon, dont les Rohan avaient hérité les biens par le mariage de Jean Ier de Rohan avec Jeanne de Léon :

« Duquel Roy Artus sont issus les prédécesseurs dudit vicomte [de Rohan], seigneurs d’icelle seigneurie de Léon, par droicte ligne, ainsy qu’il est tout notoire au païs et en la partie ».

D’ailleurs, ajoute l’auteur du mémoire, il est également prouvé par « auctorité et voix publique du païs, que mesmes par les livres contenans par histoires la vie et gouvernement dudit Roy… », Arthur faisait sa résidence au château situé près de la forêt de Goelforest (c’est-à-dire la Forêt-Landerneau) et « tenoit les chevaliers de la Table Ronde à faire jouxtes, armes et prouesses en certains lieux prez ledit chasteau, comme il appert tout évidemment audit lieu ». Cette description renvoie évidemment à celle que donne son adversaire le comte de Laval dans un mémoire de 1467 où un passage évoque la décoration et les merveilles de la forêt de Brecilien, dont il était le possesseur :

« Item auprès du dit breil, y a ung aultre breil nommé le breil de Bellenton, et auprès d’icelui, il y a une fontayne nommée la fontayne de Bellenton, amprès de laquelle fontayne le bon chevalier Ponthus fist ses armes, ainsi que on peult le voir par le livre qui de ce fut composé ».

Considérant sans doute que les personnages de Conan Mériadec et du roi Arthur ne pouvaient pas fonder à eux seuls la prétention à recueillir éventuellement la couronne ducale, problématique qui sous-tend toute l’argumentation destinée à se voir reconnaître la préséance aux Etats de Bretagne ; et aussi souhaitant combattre le comte de Laval sur son terrain « brocéliandais », où le vicomte de Rohan se trouvait en limite territoriale avec son adversaire, héritier des anciens seigneurs de Gaël et de Montfort, l’auteur du mémoire de 1479 a sollicité le légendier de l’abbaye de Saint-Méen. Si l’on consulte « la legendacie (sic : probable cacographie pour le légendaire) du glorieux sainct Monsieur S. Meen que fonda le Roy saint Giguel près Gael », affirme l’auteur du mémoire, « on trouvera que la seigneurie de Gael n’estoit qu’une Chevalerie », ce qui naturellement ne se peut comparer avec la puissance initiale des Rohan ; mais, c’est l’archéologie qui vient apporter un argument décisif aux prétentions des Rohan : « on peut voir en une grande vitre de l’église de Monsieur saint Méen de Gael, fondée par le benoist Roy de Bretagne Monsieur saint Giguel », ce que l’auteur du mémoire dit être « la plus ancienne fondation d’abbaie et vitre de ce duché », la preuve que les ancêtres du vicomte de Rohan ont porté dans leurs armoiries aux macles « un canton des armes de Bretagne, au haut du côté dextre de l’escu » et qu’il s’agit là de la marque de leur parenté avec la lignée ducale. Saint Judicaël, personnage historique, incontestable roi de Bretagne aux temps mérovingiens, dont la représentation figurait dans les vitraux de la fin du XVe siècle de l’église Notre-Dame-du-Roncier à Josselin, aurait ainsi consacré l’ascendance royale des Rohan lors de la fondation de l’abbaye de Saint-Méen.

Inutile de rappeler qu’en 1479, la fragile continuité dynastique des ducs de Bretagne était représentée par deux enfançonnes, Anne, née en 1477, et Isabeau, née en 1478, dont le vicomte de Rohan s’efforcera en vain d’obtenir le mariage avec ses fils, François et Jean.


André-Yves Bourgès

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