"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale."

J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat... (ouvrage téléchargeable ici).

22 janvier 2020

Ad quamdam insulam quae quattuor aut eo amplius millibus a praefato castello circium versus constituta distans : encore le « métaréalisme » dans la description de Saint-Pol-de-Léon par Wrmonoc



Dans un précédent travail[1], nous avons appelé « métaréalisme » le processus de création littéraire par lequel Wrmonoc, auteur en 884 de la vita Pauli Aureliani pourrait avoir transposé à St-Pol-de-Léon, qu’il désigne comme un oppidum ou un castellum, plusieurs éléments se rapportant en fait au Yaudet (en Ploulec’h) : c’est en particulier le cas des aspects topographiques et topologiques, sans parler des vestiges archéologiques qui témoignent de l’existence d’une forteresse antique sur le site concerné et que l’on chercherait en vain à St-Pol ; mais nous avons négligé dans notre démonstration un élément de nature micro-géographique qui nous paraît susceptible de renforcer notre hypothèse. 

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Wrmonoc au chapitre 16 de son ouvrage évoque le déplacement de Paul vers une île à laquelle il donne le nom de Batz et qu’il situe à quatre milles ou plus au nord-ouest du castellum  (ad quamdam insulam quae quattuor aut eo amplius millibus a praefato castello circium versus constituta distans, lingua vicinorum Battham proprio nomine vocitatur) : voilà bien la confirmation, semble-t-il, que la forteresse en question ne saurait être autre que St-Pol.
Cependant cette affirmation n’est pas absolument irréfragable, attendu que les coordonnées géographiques dont il est fait état ici s’avèrent identiques à celles de l’île Miliau (en Trébeurden) par rapport au Yaudet. De plus, toujours selon l’hagiographe (chap. 17), le passage de Paul et de sa troupe sur l’île s’effectue à gué (Paulus suique comitatus, post transitum cujusdam vadi quod intereat, cui vocabulum Golban portitor dicitur, introgressi in insulam), ce qui est exactement la situation à l’île Miliau, que l’on peut rejoindre à pied à marée basse, alors que l’île de Batz est séparée du continent par un véritable détroit. Or, si le terme fretum est employé par Wrmonoc (chap. 22) et invoqué comme la possible raison qui auraient empêché les pèlerins de se rendre sur le tombeau du saint dans le cas d’une inhumation de ce dernier sur l’île (freto exclusi), il faut envisager que, sous la plume de l’hagiographe, les clercs du continent ont recours à l’hyperbole pour défendre leur cause. 
Au demeurant, la procédure ordalique destinée à obtenir la désignation miraculeuse de l’endroit où doit reposer la dépouille de Paul, – et ainsi départager entre les prétentions des insulaires et celles des continentaux, – s’inscrit quant à elle dans un contexte strictement terrestre (chap. 23), lequel s’accorde assez difficilement avec la situation de l’île de Batz, mais ne pose pas de problème s’agissant de l’île Miliau.

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Outre Golban portitor, Wrmonoc signale la présence dans l’île d’un endroit qui porte le nom Secretum, « lieu écarté, retiré, isolé », où Paul et les siens découvrent dans sa retraite le comte Withur mettant le point final à sa copie des quatre Évangiles (pervenerunt ad locum quem usque hodie proprio nomine Secretum appellant ; cujus in habitaculis prædictum reppererunt Withurem quatuor libros sancti evangelii quos ipse in paginis descripsit usque ad extrema jamjamque deducentem).
Le premier toponyme est une composition brito-latine qu’il convient peut-être d’interpréter « la pointe du passeur » : à marée haute, le gué de mer étant impraticable, les voyageurs auraient été transportés dans l’île par les bons offices d’un passeur, dont nous avons d’autres exemples dans les textes hagiographiques de la Bretagne médiévale.
Le second toponyme rend bien compte d’une solitude renforcée par l’insularité ; mais sa glose bretonne rin témoigne manifestement d’une confusion avec le sens de « secret, mystère », qui nous paraît distinct.
Quoi qu’il en soit, il ne semble pas que la toponymie actuelle de l’île de Batz, ni celle de l’île Miliau aient conservé des vestiges de ces noms anciens, nous privant pour le coup d’un argument dirimant en faveur de l’une ou de l’autre identification.


André-Yves Bourgès


[1] André-Yves Bourgès, « Du ‘’métaréalisme’’ dans la vita sancti Pauli Aureliani de Wrmonoc ? La description du chef-lieu épiscopal de Léon », Hagio-historiographie médiévale (août 2017), en ligne : https://www.academia.edu/34306827. On se reportera à ce travail pour tout ce qui concerne les références de sources et de bibliographie.


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