"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale."

J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat... (ouvrage téléchargeable ici).

30 juin 2013

Journée d'étude du CIRDoMoC 6 juillet 2013

La journée d’étude du CIRDoMoC, ouverte à tous, se tiendra cette année le samedi 6 juillet 2013 à l’abbaye de Landévennec sur le thème : "Culture et enseignement dans la Bretagne du haut Moyen Âge", en hommage au regretté Louis Lemoine.

Programme :
09h15 Comptes-rendus d’activité pour l’année 2012 et Assemblée générale
10h00 Dominique Barbet-Massin : Le manuscrit 477 de la Bibliothèque Municipale d’Angers. Étude codicologique et textuelle.
10h45 Pierre-Yves Lambert : De nouveaux outils pour l’étude des gloses vernaculaires.
11h30 Franck Cinato : Les gloses à Priscien et leurs relations avec le Liber Glossarum.
12h15 Déjeuner
14h15 Yves Morice : Le scriptorium de Landévennec.
15h00 Alain Dubreucq : La grammaire de Smaragde et la culture bretonne à l’époque carolingienne.
15h45 Jean-Michel Picard : Hagiographie mérovingienne et hagiographie irlandaise : typologie des miracles et spécificité culturelle.
17h00 Réunion du Conseil d’administration

PCC
André-Yves Bourgès

16 juin 2013

En marge d’un colloque (II) : le vocable de l’abbaye de Beauport



Le colloque international sur « Les chanoines de Beauport et la société bretonne au Moyen-Âge », qui s’est tenu à l’ancienne abbaye de Beauport et à l’université de Brest les 13 et 14 juin 2013, aura permis aux chercheurs et au public cultivé de porter un regard renouvelé sur l’unique abbaye prémontrée bretonne à l’époque médiévale. Dans l’attente de la publication des actes de ce colloque, nous proposons aux lecteurs du blog Hagio-historiographie médiévale quelques disjecta membra restés sur le chantier.


Il serait vain de notre part de revenir sur les nombreuses pages très savantes que les spécialistes de l’histoire de la spiritualité norbertine, parmi lesquels le P. Bernard Ardura, ont consacrées à la dévotion mariale du fondateur de Prémontré et de ses disciples[1]. Notons simplement qu’au-delà du patronage de la Vierge pour ce qui est de l’abbaye proprement dite — comme c’est d’ailleurs le cas quasi-général dans l’ordre de Prémontré — les chanoines de Beauport avaient également placé leur seul prieuré non cure sous l’invocation de Notre-Dame[2] : nous voulons bien sûr parler du prieuré Notre-Dame-des-Fontaines, en Plouagat, qui par ailleurs était le chef-lieu du « bailliage » de leurs possessions ‘terriennes’[3]


Cette dédicace, intervenue au moment de la formation du patrimoine trégorois de l’abbaye, outre qu’elle confirme, si il en était besoin, l’importance du culte de la Vierge, pourrait bien constituer un indice « en creux » que les vocables non mariaux des différentes paroisses dont les chanoines avaient reçu la cura animarum sont antérieurs à l’époque de la dotation initiale de Beauport[4], à l’exception peut-être, à Yvias, de Judoce, car le culte de ce saint, breton mais quasi-inconnu en Bretagne, semble avoir connu son développement dans le cadre du réseau des abbayes norbertines[5].


Le fait que l’abbaye semble avoir été placée à ses débuts sous un patronage double n’a guère été remarqué jusqu’à maintenant par les chercheurs, peut-être parce que ceux-ci, s’intéressant plus au contenu des actes qu’à leur forme, n’ont pas prêté attention à la mention de ce double vocable qui, en l’état actuel de la documentation publiée, ne figure, il est vrai, que dans deux actes : il s’agit  d’une part, de la notice qui rapporte la fondation de Beauport par Alain, seigneur de Goëllo (edificavi abbaciam secundum ordinem Premonstratensem, in loco qui dicitur Bellus Portus, ad honorem Dei et sancte Marie Omniumque Sanctorum)[6]  ; d’autre part, de la confirmation de cette fondation par l’évêque de Saint-Brieuc, qui justifie par la géographie paroissiale sa propre intervention (edificavit abbaciam secundum ordinem Premonstratensem, in loco qui dicitur Bellus Portus, in parrochia scilicet de Ploozoc, ad honorem Dei et sancte Marie et Omnium Sanctorum)[7]. Par ailleurs, tout au long du XIIIe siècle, la fête de la Toussaint a constitué l’un des principaux termes de paiement des rentes dues à l’abbaye[8].  


Ne s’agissant pas à proprement parler d’une dévotion norbertine, sans doute faut-il envisager que le choix initial de ce vocable, vite abandonné au profit du seul patronage de la Vierge, résulte d’une tradition plus complexe, peut-être inspirée d’un remarquable sermon d’Achard[9], d’abord abbé de Saint-Victor, puis évêque d’Avranches et, à l’instar de l’évêque Jean de Dol[10], grand ami des Prémontrés de l’abbaye de la Lucerne, où il fut inhumé et où il a depuis reçu les honneurs du culte.



©André-Yves Bourgès 2013


[1] B. Ardura, Prémontrés. Histoire et spiritualité, Saint-Etienne, 1995, p. 43-44.

[2] Le cas de la chapelle Notre-Dame-de-l’Isle en Goudelin, parfois présentée comme l’annexe de la cure de la paroisse concernée, dont on sait qu’elle était desservie alternativement par les Prémontrés et les Augustins (de Beaulieu), nous semble devoir être éclairci avant de conclure à sa dédicace par les chanoines de Beauport.

[3] A.-C. Ballini,  « Le prieuré des Fontaines : une dépendance de l’abbaye de Beauport », Beauport. Huit siècles d’histoire en Goëlo, p. 159-165.

[4] Notamment les vocables des enclaves doloises (Samson et Jacques) et ceux des paroisses briochines (essentiellement Pierre et Paul).

[5] J.-Y. Le Moing,  « Saint Josse. Un saint européen », Britannia monastica, n° 11 (2007), p. 39-47.

[6] J. Geslin de Bourgogne et A. de Barthélemy, Anciens évêchés de Bretagne, t. 4, Paris-Saint-Brieuc, 1864, p. 45, n° 1 (1202).

[7] Ibidem, p. 47, n° 2 (1202).

[8] Ibid., p. 92, n° 92 (1232), p. 115, n° 153 (1244), p. 126, n° 181 (1247), p. 127, n° 183 (1247), p. 130, n° 188 (1248), p. 146, n° 226 (1256), p. 170, n° 284 (1264), p. 183, n° 316 (1269).

[9] J. Chatillon [éd.], Achard de saint-Victor. Sermons inédits, Paris, 1970 (Textes philosophiques du Moyen Âge, 17), p. 171-195.


[10] F. Duine,  La métropole de Bretagne. Chronique de Dol, composée au XIe siècle et catalogues des dignitaires jusqu’à la révolution, Paris 1916, p. 139.

En marge d’un colloque (I) : Beauport et le complot blésiste de 1422



Le colloque international sur « Les chanoines de Beauport et la société bretonne au Moyen-Âge », qui s’est tenu à l’ancienne abbaye de Beauport et à l’université de Brest les 13 et 14 juin 2013, aura permis aux chercheurs et au public cultivé de porter un regard renouvelé sur l’unique abbaye prémontrée bretonne à l’époque médiévale. Dans l’attente de la publication des actes de ce colloque, nous proposons aux lecteurs du blog Hagio-historiographie médiévale quelques disjecta membra restés sur le chantier.


On se souvient du constat douloureux jadis dressé par Péguy : « Tout commence en mystique et finit en politique »[1]. Prolongement tardif de la guerre de succession de Bretagne qui avait opposé Charles de Blois aux Montforts, le complot ourdi au printemps 1422 contre le duc Jean V par les descendants du vaincu d’Auray et dans lequel furent impliqués l’abbé de Beauport, Jean Boschier, et plusieurs membres de sa famille, en constitue une illustration d’autant plus significative que l’épisode a été diversement interprété par les historiens. 

Quelques mois avant les faits, l’abbé ainsi que son « couvent » avaient bénéficié, comme l’atteste un acte en date du 18 octobre 1421, de certaines compensations accordées par Jean V, suite à  « la prinse que ceulx qui passoint par le pays ont fait en leur abbaye, de vivres et autres biens », à l’époque où le duc était prisonnier d’Olivier de Blois : François Attal, cherchant à rendre compte de l’opinion qui domine au sein de la communauté scientifique, conclut, un peu rapidement nous semble-t-il, que, « d’après l’acte de 1421, Beauport semble avoir subi les avanies des hommes d’armes à la solde d’Olivier de Blois présents en Goëlo »[2]. Ainsi, puisqu’il aurait eu à souffrir des exactions des partisans blésistes et avait d’ailleurs reçu à cette occasion un dédommagement de Jean V, la participation de l’abbé au complot contre le duc ne serait donc nullement acquise ; il aurait même à l’inverse proposé de jouer les bons offices et, eu égard à la présence parmi les conjurés de son neveu par alliance, Maurice Taillart, et du fils de ce dernier, son petit-neveu Alain Taillart, il se serait efforcé de dissuader les affidés du sire de l’Aigle d’exécuter leur dessein. Cette thèse, dont la trame est esquissée aux années 1860 par les auteurs des Anciens évêchés de Bretagne[3], se trouve déjà en puissance près d’un siècle et demi auparavant dans les Annales de l’Ordre de Prémontré : l’artisan de cette compilation, Charles-Louis Hugo, abbé d’Etival[4], qui avait réuni à cette occasion une très abondante documentation[5], choisit en effet d’insister sur la fidélité de l’abbé de Beauport au duc (inter tumultuantis Britanniae scissuras, suo principi addictus, fidem servavit integram)[6] ; mais la documentation dont nous avons parlé ne contient pas d’élément au soutien d’une telle affirmation. En outre, s’agissant d’une question qui, dans le cadre de sa propre querelle avec l’évêque de Toul[7], était particulièrement chère à son cœur, on voit le père Hugo s’étendre assez longuement sur le combat mené par Jean Boschier contre les empiètements de l’ordinaire et, à cette occasion, ramener l’épisode de l’emprisonnement de l’abbé de Beauport à la  dimension d’une simple péripétie de ce conflit[8]

Les faits, tels qu’ils sont rapportés dans les attendus de l’acte du 18 octobre 1421, nous paraissent au contraire conforter l’hypothèse que le pillage de Beauport doit être attribué aux loyalistes : en effet, comme a bien soin de le faire préciser le duc, c’est « pour occasion de pluseurs qui soy sont mis en armes sus au recouvrement de nostre personne, detenue lores traisteusement par Olivier de Blays et ses frères, et à venger l’offense par eulx a nous faite » que « lesd. abbé et convent aint souffert et soustenu pluseurs domaiges »[9]. Il est donc loisible de  supposer que Beauport était considéré par les partisans de Jean V comme un point d’appui pro-blésiste, sans doute à raison de l’appartenance de son abbé au parti des princes de cette maison. Dès août 1422, on voit que Jean Boschier était d’ailleurs mis en cause par les officiers du duc sur ce point ; et le pape Martin V, s’étant saisi du dossier, réclamait habilement à Jean V le jugement de l’abbé : probablement celui-ci avait-il été destitué et se trouvait-il déjà emprisonné sur l’ordre de l’évêque de Saint-Brieuc, Alain de la Rue, qui souhaitait avant tout profiter de l’occasion pour imposer son autorité épiscopale sur Beauport et, en particulier, faire valoir son droit de visite de l’abbaye. Au demeurant, cet emprisonnement fut jugé excessif par le pape, qui menaça l’évêque d’excommunication si la mesure n’était pas rapportée. Enfin, après une enquête de près de deux ans, Jean Boschier fut relâché sans autre forme de procès ; réintégré à Beauport pour exercer sa charge pendant encore près de de deux décennies, il « mourut paisiblement sur son siège abbatial en 1443 »[10].   


©André-Yves Bourgès 2013


[1] Ch. PÉguy, Notre Jeunesse, Paris, 1910, p. 27.

[2] F. Attal, Beauport. Une abbaye de Prémontrés en Goëlo. Aménagement d'un espace côtier du XIIIe au XVe  siècle, Lannion, 1997, p. 106.

[3] J. Geslin de Bourgogne et A. de BarthÉlemy, Anciens évêchés de Bretagne, t. 4, Paris-Saint-Brieuc, 1864, p. 31.

[4] M. Taillard, « Le Père Charles-Louis Hugo », Analecta Praemonstratensia, t. 51 (1975), p. 239-269, et t. 52 (1976), p. 5-37 ; Eadem, « Charles-Louis Hugo (1667-1739), abbé d’Étival, historiographe de la Lorraine », D.-M. Dauzet et M. Plouvier [dir.], Les Prémontrés et la Lorraine XIIe-XVIIIe siècle, Paris, 1998, p. 293-304 ; B. Ardura, Prémontrés. Histoire et spiritualité, Saint-Etienne, 1995, p. 262-263.

[5] Celle-ci forme, sous le titre de Monumenta manuscripta Ordinis Praemonstratensis, une collection de quelques dix-huit volumes manuscrits in-folio de 500 à 600 pages chacun en moyenne, conservée aujourd’hui à la Bibliothèque municipale de Nancy, 1748-1765 (anciennes cotes : 992/1 à 992/18) ; ce qui concerne l’abbaye de Beauport figure au 3e volume de cette collection, fol. 315 et sq. — Ph. Bonnet, Les Constructions de l'Ordre de Prémontré en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, Genève, 1983, p. 241, procède à l’utile mise au point suivante : « le premier tome des Annales fut publié en 1734, mais la correspondance échangée en vue de leur rédaction s’arrête généralement vers 1722 ».

[6] Ch. -L. Hugo, Sacri et canoni ordinis praemonstratensis annales in duas partes divisi. Pars prima, t. 1, Nancy, 1734, col. 312.

[7] B. Ardura, Prémontrés. Histoire et spiritualité, p. 263 ; F. Henryot, « L’évêque, l’imprimeur et le contrôle de l’information dans le diocèse de Toul (XVIIe-XVIIIe siècles) », Religions et information. Actes du colloque de Bordeaux, 3-4 décembre 2009, Bordeaux, 2011, p. 283-302 [manuscrit auteur accessible en ligne à l’adresse : http://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00805203].

[8] Ch. -L. Hugo, Annales, t. 1, col. 309-310.

[9] R. Blanchard, Lettres et mandements de Jean V, duc de Bretagne, de 1420 à 1431, Nantes, 1892 (Archives de Bretagne, 6), p. 78-79, n° 1508 (18 octobre 1421). On voit d’ailleurs qu’à cette époque, le duc avait octroyé aux chanoines de Beauport et à leurs familiers des lettres de sauvegarde ; Ibidem, p. 62, n° 1481 (1420).


[10] B.-A. Pocquet du Haut-JussÉ, Les Papes et les ducs de Bretagne. Essai sur les rapports du Saint-Siège avec un État, Spézet, 2000, p. 360-361. —  L’évêque Alain de la Rue avait préféré déléguer l’exécution de l’enquête à l’encontre de Jean Boschier à une commission dirigée par son official, Guillelmus Militis, qui elle-même désigna des subdélégataires, avec comme principal commissaire l’official de Vannes.

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