"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale."

J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat... (ouvrage téléchargeable ici).

16 juin 2013

En marge d’un colloque (II) : le vocable de l’abbaye de Beauport



Le colloque international sur « Les chanoines de Beauport et la société bretonne au Moyen-Âge », qui s’est tenu à l’ancienne abbaye de Beauport et à l’université de Brest les 13 et 14 juin 2013, aura permis aux chercheurs et au public cultivé de porter un regard renouvelé sur l’unique abbaye prémontrée bretonne à l’époque médiévale. Dans l’attente de la publication des actes de ce colloque, nous proposons aux lecteurs du blog Hagio-historiographie médiévale quelques disjecta membra restés sur le chantier.


Il serait vain de notre part de revenir sur les nombreuses pages très savantes que les spécialistes de l’histoire de la spiritualité norbertine, parmi lesquels le P. Bernard Ardura, ont consacrées à la dévotion mariale du fondateur de Prémontré et de ses disciples[1]. Notons simplement qu’au-delà du patronage de la Vierge pour ce qui est de l’abbaye proprement dite — comme c’est d’ailleurs le cas quasi-général dans l’ordre de Prémontré — les chanoines de Beauport avaient également placé leur seul prieuré non cure sous l’invocation de Notre-Dame[2] : nous voulons bien sûr parler du prieuré Notre-Dame-des-Fontaines, en Plouagat, qui par ailleurs était le chef-lieu du « bailliage » de leurs possessions ‘terriennes’[3]


Cette dédicace, intervenue au moment de la formation du patrimoine trégorois de l’abbaye, outre qu’elle confirme, si il en était besoin, l’importance du culte de la Vierge, pourrait bien constituer un indice « en creux » que les vocables non mariaux des différentes paroisses dont les chanoines avaient reçu la cura animarum sont antérieurs à l’époque de la dotation initiale de Beauport[4], à l’exception peut-être, à Yvias, de Judoce, car le culte de ce saint, breton mais quasi-inconnu en Bretagne, semble avoir connu son développement dans le cadre du réseau des abbayes norbertines[5].


Le fait que l’abbaye semble avoir été placée à ses débuts sous un patronage double n’a guère été remarqué jusqu’à maintenant par les chercheurs, peut-être parce que ceux-ci, s’intéressant plus au contenu des actes qu’à leur forme, n’ont pas prêté attention à la mention de ce double vocable qui, en l’état actuel de la documentation publiée, ne figure, il est vrai, que dans deux actes : il s’agit  d’une part, de la notice qui rapporte la fondation de Beauport par Alain, seigneur de Goëllo (edificavi abbaciam secundum ordinem Premonstratensem, in loco qui dicitur Bellus Portus, ad honorem Dei et sancte Marie Omniumque Sanctorum)[6]  ; d’autre part, de la confirmation de cette fondation par l’évêque de Saint-Brieuc, qui justifie par la géographie paroissiale sa propre intervention (edificavit abbaciam secundum ordinem Premonstratensem, in loco qui dicitur Bellus Portus, in parrochia scilicet de Ploozoc, ad honorem Dei et sancte Marie et Omnium Sanctorum)[7]. Par ailleurs, tout au long du XIIIe siècle, la fête de la Toussaint a constitué l’un des principaux termes de paiement des rentes dues à l’abbaye[8].  


Ne s’agissant pas à proprement parler d’une dévotion norbertine, sans doute faut-il envisager que le choix initial de ce vocable, vite abandonné au profit du seul patronage de la Vierge, résulte d’une tradition plus complexe, peut-être inspirée d’un remarquable sermon d’Achard[9], d’abord abbé de Saint-Victor, puis évêque d’Avranches et, à l’instar de l’évêque Jean de Dol[10], grand ami des Prémontrés de l’abbaye de la Lucerne, où il fut inhumé et où il a depuis reçu les honneurs du culte.



©André-Yves Bourgès 2013


[1] B. Ardura, Prémontrés. Histoire et spiritualité, Saint-Etienne, 1995, p. 43-44.

[2] Le cas de la chapelle Notre-Dame-de-l’Isle en Goudelin, parfois présentée comme l’annexe de la cure de la paroisse concernée, dont on sait qu’elle était desservie alternativement par les Prémontrés et les Augustins (de Beaulieu), nous semble devoir être éclairci avant de conclure à sa dédicace par les chanoines de Beauport.

[3] A.-C. Ballini,  « Le prieuré des Fontaines : une dépendance de l’abbaye de Beauport », Beauport. Huit siècles d’histoire en Goëlo, p. 159-165.

[4] Notamment les vocables des enclaves doloises (Samson et Jacques) et ceux des paroisses briochines (essentiellement Pierre et Paul).

[5] J.-Y. Le Moing,  « Saint Josse. Un saint européen », Britannia monastica, n° 11 (2007), p. 39-47.

[6] J. Geslin de Bourgogne et A. de Barthélemy, Anciens évêchés de Bretagne, t. 4, Paris-Saint-Brieuc, 1864, p. 45, n° 1 (1202).

[7] Ibidem, p. 47, n° 2 (1202).

[8] Ibid., p. 92, n° 92 (1232), p. 115, n° 153 (1244), p. 126, n° 181 (1247), p. 127, n° 183 (1247), p. 130, n° 188 (1248), p. 146, n° 226 (1256), p. 170, n° 284 (1264), p. 183, n° 316 (1269).

[9] J. Chatillon [éd.], Achard de saint-Victor. Sermons inédits, Paris, 1970 (Textes philosophiques du Moyen Âge, 17), p. 171-195.


[10] F. Duine,  La métropole de Bretagne. Chronique de Dol, composée au XIe siècle et catalogues des dignitaires jusqu’à la révolution, Paris 1916, p. 139.

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