"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale."

J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat... (ouvrage téléchargeable ici).

17 mai 2019

Disparition de Pierre Riché (1921-2019)


Pierre Riché est mort à Paris le 6 mai dernier à l’âge de 97 ans, la même semaine que Fanch Morvannou, dont nous avons rapidement évoqué la mémoire ici même. L’œuvre considérable du professeur Riché sera célébrée par ses pairs à hauteur de ses apports fondamentaux à la connaissance du haut Moyen Âge. Pour notre part, nous souhaitons souligner le rôle joué par ce chercheur dans la relance des études hagiologiques bretonnes, depuis son article de 1966 sur les hagiographes bretons et la Renaissance carolingienne, qui avait réveillé « la Belle au bois dormant »[1] ; article non seulement précurseur, mais encore particulièrement roboratif, dont son auteur a plus tard indiqué qu’il lui avait été largement inspiré par la démarche et les travaux de François Duine[2].

Ainsi, au tournant des années 1970-1980, après un demi-siècle de torpeur, est apparu un regain d’intérêt pour le matériau hagiographique breton. Et en 1985, Pierre Riché, Léon Fleuriot et Bernard Merdrignac, – qui avaient rejoint le Père Marc Simon, moine de Landévennec, et quelques autres au sein du comité chargé d’organiser, dans le cadre du 15e centenaire de la fondation supposée de la vieille abbaye cornouaillaise, un colloque scientifique international, – virent aboutir les efforts de près de trois années de préparation : manifestation d’une ampleur sans précédent régional depuis les grands congrès savants du XIXe siècle, ce colloque, intitulé Landévennec et le monachisme breton dans le haut Moyen Âge, allait, par la fécondité de ses travaux et par la richesse de ses échanges, orienter pour trois décennies au moins les études médiévales bretonnes, singulièrement pour la période que les historiens anglo-saxons désignent sous l’appellation de Dark Ages.

Mais c’est à ses fruits que l’on reconnaît le bon arbre (Mt 7, 16-20) : comme ne faiblissait pas le sentiment de véritable renouveau qu’avait fait naître chez de nombreux spécialistes le colloque de 1985, furent jetées, dès l’année suivante, par les mêmes organisateurs, les bases d’une institution, le Centre international de recherche(s) et de documentation sur le monachisme celtique, dont l’acronyme, CIRDoMoC, rappelle en manière de clin d’œil les noms des Matmonoc, Wrmonoc et autres Liosmonoc[3]. Malgré la disparition prématurée de Léon Fleuriot en 1987, ses collègues ne renoncèrent pas au projet, tant se faisait sentir le besoin d’un « lieu » d’échanges, ouvert à tous (universitaires, membres de sociétés savantes, chercheurs indépendants ou encore simples passionnés et grand public cultivé) afin de favoriser une approche spécifique dans laquelle le matériau hagiographique breton, et même plus largement « celtique », allait occuper en tant que sujet d’étude une place de choix. Animé par Gwenaël Le Duc en tant que son secrétaire et son « sergent recruteur », sous la présidence de Pierre Riché, dont le nom et l’autorité permirent d’installer d’emblée le CIRDoMoC à l’égal des sociétés savantes les plus renommées, organisa dès juillet 1988 à l’abbaye de Landévennec, son siège social, sa première journée d’étude intitulée Irlandais et Bretons dans l’Europe du haut Moyen Âge. Pierre Riché laissa le fauteuil de président au professeur François Kerlouégan en 1993 ;  mais il continua pendant de nombreuses années à honorer de sa présence les journées d’étude annuelles de Landévennec.

Pour qui souhaiterait entendre à nouveau la voix de Pierre Riché et mesurer la profondeur de son savoir tout autant que la clarté pédagogique qui caractérisait ses exposés, nous invitons à cliquer sur le lien suivant (la conférence dont il s’agit, sur les « Influences religieuses irlandaises sur le continent au début du moyen-âge » a été prononcée en 2011) :

André-Yves Bourgès


[1] P. RichÉ, « Les hagiographes bretons et la Renaissance carolingienne », Bulletin philologique et historique (jusqu'à 1610) du Comité des travaux historiques et scientifiques. Actes du 91e  Congrès national des sociétés savantes tenu à Rennes 1966, t. 2 (1968), p. 651-659 ; Idem, « Le réveil de la Belle au Bois Dormant : l'histoire de la Bretagne dans le très Haut Moyen Age (Ve-VIIIe siècles) », C. Laurent, B. Merdrignac, D. Pichot [dir.], Mondes de l'Ouest et villes du monde : Regards sur les sociétés médiévales. Mélanges en l'honneur d'André Chédeville,  Rennes, 1998, p. 21-27.
[2] Idem, « Quelques réflexions d’un lecteur des Cahiers de l’abbé Duine », F. Duine, Souvenirs et observations, p. 335.
[3] F. Kerlouégan, « Avant-propos », L. Lemoine, B. Merdrignac et A. Calarnou (éd.), Corona Monastica – Mélanges offerts au père Marc Simon, Landévennec-Rennes, 2004 (Britannia monastica, 8),  p. 13

12 mai 2019

Disparition de Fanch Morvannou (1931-2019)


Parmi tous les hommages mérités rendus à Fanch Morvannou au lendemain de la disparition de ce chercheur, on ne trouve pas de développement particulier sur ses travaux concernant l’hagiographie médiévale bretonne : certes, les travaux en question ne sont pas les plus nombreux au sein d’une œuvre abondante, principalement consacrée à la langue bretonne, à la foi chrétienne et aux rapports que l’une entretient avec l’autre ; mais le talent  littéraire de Fanch Morvannou, ses compétences de latiniste et son intérêt pour les saints bretons de l’époque héroïque ont été à l’origine de précieuses recherches sur le dossier hagiographique de Guénaël, dont il avait présenté les grandes lignes dès 1974 dans un article sur « Guénolé et Guénaël », paru dans les Annales de Bretagne, avant d’en donner l’édition savamment commentée en 1997 sous le titre Saint Guénaël. Etudes et documents (Britannia monastica, 4).



  A cette dernière occasion, Fanch Morvannou était venu entretenir le public de la journée d'étude annuelle du CIRDoMoC à Landévennec d’un point précis de ses recherches, en posant la question de savoir si un « écritoire » monastique avait existé à Locunel, dans la commune de Lanester : disert, affable, érudit, - comme à l’habitude, - le ton de cette intervention avait beaucoup marqué les auditeurs par l’art consommé de l’orateur à multiplier les interrogations et les hypothèses, avant de conclure par la négative.  

Incontestablement, quelque adepte forcené de l’usage du rasoir d’Ockham en aurait-il terminé plus vite ; mais c'eût été au détriment de cette démarche itérative qui rend si plaisante et si enrichissante la recherche dans le domaine des sciences molles. Grande leçon à méditer !


André-Yves Bourgès







 

08 mai 2019

Le dossier hagiographique des origines de l’évêché de Saint-Brieuc : un silence chargé de sens



Outre leur vicinité, les évêchés de Tréguier et de Saint-Brieuc ont en commun d’apparaître tardivement et concomitamment, aux années 1024 X 1034, dans les sources diplomatiques, par le truchement des prélats qui présidaient alors à leurs destinées : voilà qui contribue à une spécificité partagée, dont il faut évidemment tenir compte lorsque l’on est amené à examiner l’histoire de l’un ou de l’autre. Ainsi, à l’occasion de notre étude récente sur les origines du siège de Tréguier[1], avons-nous brièvement évoqué les circonstances de la fondation de celui de Saint-Brieuc[2] ; cependant, compte tenu des contraintes imposées à ce travail, un tel examen ne pouvait être que superficiel, s’agissant en particulier de la dimension hagiographique du sujet.

Les sources afférentes sont constituées au premier chef par l’hagiographie  de Brieuc [BHL 1463 + 1463a], – dont l’éditrice, Gwenn Vallerie-Drapier[3],  a  donné une traduction française suffisamment fidèle et élégante pour rendre de grands services aux générations futures d'historiens, – et secondairement par les trois vitae, – brève [BHL 8350], moyenne [BHL 8351], longue [BHL 8353], ainsi désignées en fonction de l’étendue de leur texte respectif, – du dossier littéraire de Tugdual[4]. Outre les commentaires de Vallerie-Drapier, qui préconise qu’il s’agit d’un texte composite, affecté par au moins une étape de réfection[5],  la bibliographie récente relative à la vita de Brieuc comprend des contributions de Bernard Tanguy[6], de Joseph-Claude Poulin[7] et de Stéphane Morin[8] qui apportent des éclairages divers sur ce  texte ;  le travail plus ancien de René Couffon ne doit pas être négligé[9], car il contient plusieurs observations qui, malgré le temps, ont conservé leur actualité.
Il est par ailleurs acquis que cette vita a été composée par un religieux du monastère  Saint-Serge-et-Saint-Bach d’Angers, sur l’ordre exprès de son abbé[10] ; la date de composition évolue, selon les hypothèses proposées, à l’intérieur d’une fourchette chronologique qui couvre la période du milieu du XIe au début du XIIe siècle : nous donnons plus loin les raisons qui nous amènent à suggérer une datation de la fin du XIe siècle, avec une étape de révision, sans véritable réfection, peut-être aussi tardive que le second tiers du XIIe siècle

*

L’hypothèse sur les circonstances de la composition de la vita de Brieuc développée récemment par Vallerie-Drapier, – sur la base d'une intuition qui aurait mérité un développement per se, plutôt que d'en chercher la confirmation dans un traitement parfois malencontreux des différents témoins de la vita, – doit faire l’objet d’une discussion. Il n’est pas établi en effet que la version longue qui figure dans le manuscrit de Rouen, du XIIe siècle, résulte principalement, comme le pense cette chercheuse, des additions qu’elle attribue à un remanieur : tout aussi bien, c’est le scribe du manuscrit le plus ancien, celui d’Angers, du XIe siècle, qui aura procédé à des coupures dans le texte originel, auquel le copiste du manuscrit de Rouen sera pour sa part demeuré plus fidèle. Certes, il n’est pas invraisemblable que la rédaction primitive de la vita de Brieuc, à l’instar de nombreux autres ouvrages hagiographiques, ait fait l’objet d’interpolations : ainsi l’épisode concernant l’implantation monastique primitive du saint et la « spoliation » dont son neveu Tugdual se serait rendu coupable à son égard, qui l’amena à s’établir sur le site actuel de Saint-Brieuc, revêt-il l’apparence d’un tel procédé[11]. Cependant, Poulin a fait remarquer, avec son habituelle acribie, que « la présence du tic stylistique pro certo aussi bien dans la Vie que dans l’additamentum et l’épilogue fait penser à une unité de rédaction de toutes ces pièces ». Or, cette expression, sans doute empruntée en l’occurrence à la vita ancienne de Samson[12], quand bien même elle figure dans d’autres textes hagiographiques, se retrouve  dans la partie relative aux rapports entre Brieuc et Tugdual : ce n’est plus d’interpolation dont il conviendrait alors de parler, ni même de plagiat, mais d’un véritable pastiche ; mais un tel cas de figure se révèle bien peu probable.

Il existe peut-être un moyen d’expliquer cette impression d’avoir affaire à un texte interpolé : le scribe du manuscrit de Rouen n’aurait pas toujours respecté l’ordre des chapitres du texte qu’il a copié. Cette hypothèse n’est pas gratuite : on voit, par exemple, que l’épisode du miracle des loups et de la conversion du subregulus Conan[13], – dont Gilbert Hunter Doble a souligné en son temps le caractère intrus[14], – était placé dans une des versions (perdues) du texte, non pas en Bretagne insulaire avant le départ de Brieuc, mais après l’arrivée de ce dernier dans la péninsule armoricaine, et même au temps de la vieillesse du saint[15]. A la lueur de cette indication, – donnée par le dominicain Augustin Du Paz, rapportée par les mauristes dans leur propre copie des différents extraits relatifs à Brieuc[16] et dont il n’y a pas de raison de douter a priori, – la narration retrouve une certaine cohérence chronologique, dont est privée la version du manuscrit de Rouen ; mais, outre la nécessité de déplacer l’épisode en question, il convient pour le coup de considérer comme une véritable interpolation les quelques lignes qui, dans cette version, font état, de manière redondante, de la traversée de la Manche par Brieuc et de ses compagnon et de leur débarquement au « port nommé Achim », à proximité du Jaudy[17] : c’est donc au scribe du manuscrit de Rouen que nous proposons d’attribuer le court passage concerné.

Par ailleurs, il n’est pas possible de trancher le point de savoir s’il a existé un ouvrage plus ancien qui a servi d’hypotexte à l’hagiographe, comme ce dernier l’a expressément indiqué[18] : ouvrage qui, en l’occurrence, aurait été considérablement revu et corrigé par lui[19]. Compte tenu de ces incertitudes, nous parlerons d’un « hypothétitexte »[20] , dont l’hagiographe précise qu’il était écrit dans « l’idiome d’une langue étrangère » : s’agissait-il là aussi de « la langue barbare des Scots », comme l’avait indiqué l’auteur de la vita moyenne de Tugdual pour caractériser sa propre source (vita ipsius barbarica Scotigenarum lingua descripta)[21]? On ne peut en effet exclure la possibilité d’un recours à des idiotismes iro-latins au temps où l’Irlande était encore en vogue chez les clercs continentaux : c’est par exemple le cas du mot Latium pour désigner la Letavia[22], c’est-à-dire le nord de la Bretagne armoricaine. Manifestement, l’hagiographe de Brieuc connaissait bien le dossier littéraire de Tugdual : outre la possibilité de contact que nous venons d’évoquer à propos de la vita moyenne, la vita longue lui a fourni les éléments qui lui ont permis de forger le nom de Pabu-Tugdual [23] ; à moins qu’il n’ait trouvé ce dernier dans la titulature des prélats qui, à cette époque, siégeaient à Tréguier[24]. En tout cas, cet ouvrage lui a donné l’idée d’un prologue où l’hagiographe se réfère aux pratiques mémorielles de l’Antiquité. Quant à la formulation in portu in capite *Achimensis qui figure dans la vita brève[25], elle a conduit le copiste du manuscrit de Rouen à imaginer « une cité d’Achim à l’embouchure de la rivière de Tréguier »[26]. Ainsi, quelle que soit la chronologie relative adoptée pour la date de composition des différentes pièces du dossier hagiographique tugdualien, il doit être possible de s’accorder sur le fait que la vita de Brieuc, plus récente que la vita longue de Tugdual, doit être datée de la fin du XIe siècle au plus tôt, sans préjuger, comme il se voit dans le texte du  manuscrit de Rouen,  d’un recours plus tardif à la vita brève[27].

*

Composée, comme la plupart des hagiographies, pour servir de « mode d’emploi » des reliques du saint dont elle raconte l’histoire, la vita de Brieuc rapporte les circonstances de la fondation des monastères de Tréguier et Saint-Brieuc ; elle évoque à cette occasion les relations de Brieuc avec Tugdual : ce texte est donc également un outil de « propagande ».

 Le terminus ad quem de la présence des reliques de Brieuc au monastère de Saint-Serge-et-Saint-Bach d’Angers doit être fixé à l’abbatiat d’Achard (1082-1093) : un acte passé à cette époque rapporte en effet qu’un chevalier nommé Turpin, accompagné de Geoffroy, prêtre de Marigné, ayant sollicité, au profit de cette église, l’octroi de reliques de saints dont l’abbé et les moines avaient de grandes quantités, reçut de ces derniers « des reliques très bienfaisantes, à savoir du corps du saint confesseur du Christ et évêque Brieuc, ainsi que de saint Godebert confesseur et de sainte Gertrude vierge, dont nous avons les corps »[28]. On notera la mise en valeur de Brieuc, tandis que Godebert, supposé évêque d’Angers, fait l’objet d’une mention beaucoup plus lapidaire, à l’instar de Gertrude[29].
S’agissant du terminus a quo, que la mémoire monastique faisait remonter à la venue sur place d’Erispoë en 851[30], le témoignage de l’auteur de la vita de Brieuc, pourtant explicite, a parfois été révoqué en doute au prétexte que le prince breton n’aurait certainement pas choisi « pour abriter ces reliques la ville d'Angers qui se trouvait sur l'une des grandes voies de pénétration des Scandinaves »[31] ; mais c’est un mauvais procès fait à l’hagiographe, qui ne parle absolument pas des risques liées aux incursions vikings. Erispoë, comme on le sait, s’était rendu à Angers, ville désormais voisine des limites de sa principauté, pour s’accorder avec Charles le Chauve sur l’étendue et la nature de son pouvoir en Bretagne[32] : qu’il eût apporté à cette occasion des reliques, dans la perspective d’un « don d’amitié »[33] ou, plus conventionnellement, d’un échange de cadeaux diplomatiques, ne nous paraît pas impossible ; à moins que la mémoire monastique n’eût délibérément « fabriqué » et transmis, selon un modèle proche de celui décrit par Amy G. Remensnyder[34], le souvenir collectif de la réception de ces reliques à l’abbaye. En outre, il  est intéressant de noter que le monastère n’est entré en possession des reliques de Serge et de Bach qu’en 1094, à l’issue d’un litige qui l’avait opposé durant au moins deux décennies à l’abbaye Saint-Aubin d’Angers[35].

En hagiographie comme dans d’autres matières, pour être efficace, il faut rester concentré sur le but à atteindre : le principal objectif de l’auteur de la vita de Brieuc était d’affirmer, sur le plan religieux, la dépendance originelle de Tréguier à l’égard de Saint-Brieuc ; pour ce faire, il s’en est tenu avec constance à la seule dimension monastique du débat, feignant ne rien savoir « ni de la carrière épiscopale de son héros, ni même de la cité qu’il gouvernait »[36]. Sa description rapide, mais précise, du site où, selon la tradition, s’était établi Brieuc, témoigne d’une certaine connaissance des lieux[37] : un Breton donc, sinon même un briochin ; à moins qu’un déplacement sur place ou bien le récit d’un pèlerin ne lui eussent apporté les informations nécessaires. Par contre, il ne dit rien sur Tréguier, – nous avons vu d’ailleurs que la mention du port d’Achim résultait probablement d’un emprunt tardif, au demeurant erroné, à la vita brève de Tugdual, – et se garde bien de présenter ce dernier en qualité d’évêque, préférant privilégier le lien de parenté supposé entre les deux saints ; lien de parenté peut-être inspiré par l’appariement de leurs reliques respectives et qui doit au reste « s’interpréter de façon assez large »[38] : comme dans le cas de Maudez et Rion, cette association pourrait constituer le reflet de l’unité originelle de l’ensemble territorial formé par les tardifs évêchés de Saint-Brieuc et Tréguier.
Sans doute l’hagiographe de Brieuc réprouvait-il la création de ces évêchés, à l’instar de l’auteur de l’Indiculus de episcoporum Britonum depositione[39] : d’après ce dernier texte, véritable « manifeste ultra-tourangiste »[40], Nominoë avait érigé au détriment des évêchés d’Alet, de Léon, de Quimper et de Vannes, trois nouveaux « sièges épiscopaux », un au « monastère de Dol », avec le statut d’archevêché, le deuxième au « monastère de saint Brieuc » et le dernier de même à celui de « *saint Pabu-Tual, qui fut le siège de l’évêché de Tréguier »[41]. Tout cela était évidemment sans fondement ; mais l’influence de l’Indiculus sur l’historiographie bretonne devait se révéler durable et funeste. Les tenants de cette thèse se proposaient à l’évidence d’anéantir définitivement les prétentions de la mini-métropole doloise, telle qu’elle apparait, avec ses deux suffragants de Saint-Brieuc et Tréguier, dans la première moitié du XIIe siècle[42] ; mais, tout à leur projet de disqualifier cette vieille chimère, au reste active par épisodes seulement, ils ont substitué au « roman des origines » dont le siège de Tréguier, en particulier, s’était entretemps doté, une théorie de nature « historique », bien plus difficile à démonter, et dont ils sont devenus conséquemment les prisonniers, à l’instar des historiens qui les ont suivis jusque récemment. Peut-être parce qu’il avait été réellement établi quelque temps avant celui de Saint-Brieuc, ou bien parce que son dossier hagiographique était plus riche, le siège de Tréguier prétendait, semble-t-il, à une certaine prééminence : l’évêque du lieu, Martin, est ainsi qualifié « prélat des Bretons » dans un acte de 1054[43] ; à moins que cette titulature ne fût la marque de l’importance accordée à ce personnage, qui avait été le chapelain du comte d’Anjou[44].

Quoi qu’il en soit, d’un seul coup (de maître), l’auteur de la vita de Brieuc avait ébranlé le beau monument hagio-historiographique construit à Tréguier ; mais la publicité donnée à son texte n’était pas suffisante pour mettre à bas tout l’édifice : la vita de Brieuc ne semble pas en effet avoir bénéficié d’une grande diffusion au-delà des murs de l’abbaye angevine. L’hagiographe est resté dans l’anonymat et même le nom de son commanditaire n’est pas connu : compte tenu de la nécessité d’abaisser au maximum l’époque de composition de ce texte, sans pour autant dépasser le terminus ad quem de la fin du XIe siècle, nous suggérons le nom d’Achard (1082-1093) à la place de celui de Vulgrin (1046-1056), proposé par Couffon[45]. Nous avons vu que, sous l’abbatiat d’Achard, les reliques de Brieuc étaient particulièrement valorisées ; mais nous ne disposons à ce sujet d’aucun autre indice. 


André-Yves Bourgès






[1] André-Yves Bourgès, « Les origines de l'évêché de Tréguier : état de la question », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 96 (2018),  p. 33-53.
[2] Ibidem, p. 40-41.
[3] Gwenn Vallerie-Drapier, Edition critique et traduction des Vitae Briocci, Rennes, 1994 (Mémoire de maîtrise sous la direction d’Albert Foulon et Gwenaël Le Duc).
[4] Fabrice Kerlirzin, Les Vitae médiévales de Saint Tugdual. Texte établi, traduction inédite et commentaire, Brest, 2012 (Mémoire de master 2 sous la direction de Benoît Jeanjean).
[5] G. Vallerie-Drapier, Edition critique…, p. 13-15.
[6] Bernard Tanguy, « De Briomaglus à Briocus. À propos de la Vita sancti Brioccii », Britannia monastica, 18 (2016), p. 13-30. [Cette étude remonte aux années 2003-2004].
[7] Joseph-Claude Poulin, L'hagiographie bretonne du Haut Moyen Âge. Répertoire raisonné, Ostfildern, 2009 (Beihefte der Francia, 69), p. 73-84.
[8] Stéphane Morin, « Réflexion sur la réécriture de la Vie de saint Brieuc au XIIe  siècle : Briomaglus, Primael et Brioccius au temps de la réforme grégorienne », Joëlle Quaghebeur, Sylvain Soleil, Annick Calarnou,  Bernard Merdrignac (dir.), Le pouvoir et la foi au Moyen Âge en Bretagne et dans l'Europe de l'Ouest. Mélanges en mémoire du professeur Hubert Guillotel, Rennes-Landévennec, 2010, p. 243-259 (Britannia monastica, 13-14) ; Idem, Trégor, Goëllo, Penthièvre. Le pouvoir des comtes de Bretagne du XIe au XIIIe siècle, Rennes, 2010, p. 283-284.
[9] René Couffon, « Essai critique sur la Vita Briocii », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 48 (1968), p. 5-14.
[10]  G. Vallerie-Drapier, Edition critique…, p. 120 : « quod domni abbatis coegit imperium ».
[11] S. Morin, « Réflexion sur la réécriture de la Vie de saint Brieuc… », p. 248.
[12] J.-C.  Poulin, L'hagiographie bretonne…, p. 80.
[13]  G. Vallerie-Drapier, Edition critique…, p. 84, 86, 88. L’édition en question suit l’orthographe du manuscrit de Rouen qui donne la leçon Cononus pour le nom du subregulus converti par Brieuc. Les mauristes, au premier chef Gui-Alexis Lobineau, Les vies des saints de Bretagne, Rennes, 1724, p. 16,  l’ont interprété Conan.
[14] Gilbert Hunter Doble, « Saint Brioc, Bishop and Confessor », The Saints of Cornwall. Part Four. Saints of the Newquay, Padstow and Bodmin District, Oxford 1965, p. 90-91 [Cette étude, publiée pour la première fois en 1928, a bénéficié d’une traduction en français par Louis Kerbiriou sous le titre Saint Brieuc, sa vie et son culte, S-Brieuc, 1930].
[15] Brieuc en effet se déplace en charrette du fait de son grand âge, qui l’empêche de marcher (G. Vallerie-Drapier, Edition critique…, p. 84 : « Quodam igitur die, beato uiro sedente in curru psalmosque decantante, non enim iam pre senectute corporis diu pedestris ualebat incedere »). Or, c’est exactement la situation décrite par l’hagiographe quand il évoque les derniers épisodes de la vie du saint (ibidem, p. 108 : « Erat siquidem uir sanctus ualde iam senex, nec nisi uectus curru aut equo longius ualebat incedere »).
[16] Ms Paris, BnF, fr. 22321, p. 620. Les mauristes mentionnent et utilisent à de nombreuses reprises des copies et collations de textes effectuées par Du Paz. On sait que, malheureusement, les archives du dominicain ont été dispersées et ne se retrouvent plus.
[17] G. Vallerie-Drapier, Edition critique…, p. 88 : « Venerabilis deinde uir eiusque socii mare Britannicum nauigantes recto cursu dextroque nauigio ad regionem deuenerunt Armoricam, nauemque in portu qui Achim appellatur relinquentes, ad fluuium quemdam Ioudi uocitatum, perueniunt ».
[18] Ibidem, p. 118 : « gestis ipsius quae ad nostram peruenire noticiam ».
[19] Ibid., p. 122 : « Nec miretur quod lectionis series de ueteri codice uerbum e uerbo continuatim non fuerit eruta, cum omnino fieri eta deprauata admodum libelli scriptura et peregrinȩ linguȩ maxime prohibuerit idioma ».
[20] On trouve la formule « hypothétique hypotexte », qui nous a inspiré ce néologisme, sous la plume d’un auteur comme Daniel Grojnowski, « Procédures et enjeux de la parodie : ‘’Pan et la Syrinx ou l'invention de la flûte à sept tuyaux’’ de Jules Laforgue », Nineteenth Century French Studies, vol. 15, (1987), n°4, étude republiée dans Aux commencements du rire moderne : l'esprit fumiste, Paris, 1997, respectivement p. 455 et p. 113. Nous avons déjà fait usage de ce terme à plusieurs reprises : voir « Trois siècles d’histoire littéraire : le dossier hagiographique médiéval de Malo », Jean-Luc Blaise (dir.), Jean de Châtillon, second saint fondateur de Saint-Malo (Actes du colloque de Saint-Malo, 19 octobre 2013), Saint-Malo, 2014, p. 157-185 ; « Le culte de Colomban en Bretagne armoricaine : un saint peut en cacher un autre », Eleonora Destefanis (éd.), L'eredita di san Colombano : memoria e culto attraverso il medioevo, Rennes, 2017, p. 99-111 ; et enfin  « Retour sur les différents types d’approche du matériau hagiographique médiéval par les historiens de la Bretagne depuis le XIXe siècle », Magali Coumert et Hélène Bouget (éd.), Actes du colloque Enjeux épistémologiques des recherches sur les Bretagnes médiévales en histoire, langue, et littérature, Brest, université de Bretagne Occidentale, 12-14 décembre 2017 (à paraître en 2019).
[21] F. Kerlirzin, Les Vitae médiévales de Saint Tugdual…, p. 25.
[22] G. Vallerie-Drapier, Edition critique…, p. 80, 82 : « angelus Domini apparuit illi, dicens : ‘’Oportet te, uir sacer, usque ad Latium transmare peregrinationis laborem arripere ut et aliis sacrȩ  religionis ritum, et bonȩ  conuersationiss ostendas eremplum’’ ».
[23] J.-C.  Poulin, L'hagiographie bretonne…, p. 81.
[24] En 1086, l’évêque de Tréguier, Huon de Saint-Pabutual (Trigaricensis Episcopus Hugo de sancto Pabutual) passe un acte en faveur de l’abbaye du Mont-Saint-Michel : voir Katherine S.B. Keats-Rohan, The Cartulary of the Abbey of Mont-Saint-Michel, Donington, 2006, p. 125-126.
[25] F. Kerlirzin, Les Vitae médiévales de Saint Tugdual…, p. 20, a transcrit Achiniensis, en conformité avec la leçon des seuls manuscrits modernes qui conservent le texte de la vita brève. Cependant, cette forme n’est pas réductible à celles qui figurent dans la version moyenne (Achinensis, Aginensis) : il faut conséquemment substituer m à la place de ni.  Quant à la version longue, elle ignore ces différentes formes au profit de celle dérivée du nom des Osismes (Ocismensis).
[26] R. Couffon, « Essai critique sur la Vita Briocii », p. 14.
[27] Nous avons donné à plusieurs reprises les raisons d’abaisser à la fin du 1er tiers du XIIe siècle la vita brève, qui serait ainsi, à notre opinion, la plus tardive des trois hagiographies de Tugdual. Contra : J.-C.  Poulin, L'hagiographie bretonne…, p. 371-381. Réponse par A.-Y. Bourgès, « Joseph-Claude Poulin, À propos d’un livre récent sur l’hagiographie bretonne : la production du scriptorium de l’abbaye de Saint-Jacut au Moyen Âge », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, t. 117 (2010), n° 2, p. 153-154.
[28] Yves Chauvin, Premier et second livres des cartulaires de l'abbaye Saint-Serge et Saint-Bach d'Angers (XIe et XIIe siècles), t. 1, Angers, 2003, p. 248 : « … Petiit ab eo et a fratribus reliquias de sanctorum pignoribus quorum copia multa est apud nos, quod ita obtinuit (…)… dedimus ergo eis optimas reliquias silicet de corpore sancti confessoris Christi et episcopi Brioci et sancti Godeberti confessoris atque sanctae Gertrudis virginis quorum corpora apud nos habent ».
[29] Cette dernière reçoit la qualité de « vierge et martyre »  dans une bulle du pape Eugène IV donnée en 1442 en faveur de l’abbaye : il faut peut-être conséquemment l’identifier avec sainte Gertrude de Vaux-en-Dieulet, honorée le 1er mai, tout comme Brieuc.
[30] G. Vallerie-Drapier, Edition critique…, p. 118 : « Hoc tantum loquitur quod rex quidam Britannorum, Respoius nomine, sacratissima illius ossa ad urbem transtulerit Andecauam ibique in quadam basilica sanctorum Sergii et Bachi martyrum, quȩ iuxta praefatȩ ciuitatis moenia sita est, honore cum digno recondidit ».
[31] H. Guillotel, « L'exode du clergé breton devant les invasions scandinaves », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 59 (1982), p. 291.
[32] Annales de Saint-Bertin, publiées pour la Société de Histoire de France (série antérieure 1789) par Félix Grat (+), Jeanne Vielliard et Suzanne Clémencet, avec une introduction et des notes par Léon Levillain (+), Paris, 1964, p. 63-64 : «  Respogius, filius Nomenogii, ad Karolum ueniens, in urbe Andegauorum datis manibus suscipitur, et tam regalibus indumentis quam paternae potestatis dicione donatur, additis insuper ei Redonibus, Namnetis et Ratense ».
[33] Roman Michalowsky, « Le don d’amitié dans la société carolingienne et les Translationes sanctorum », Hagiographie, cultures et sociétés, IVe-XIIe siècles. Actes du Colloque organisé à Nanterre et à Paris (2-5 mai 1979), Paris (1981)  p. 399-416.
[34] Amy G. Remensnyder, Remembering Kings Past. Monastic Foundation Legends in Medieval Southern France, Ithaca-Londres Cornell, 1996 ; Eadem, « Croyance et communauté : la mémoire des origines des abbayes bénédictines », Mélanges de l'École française de Rome. Moyen-Âge, t. 115 (2003), n°1, p. 141-154.
[35] Chantal Senseby, « Pratiques judiciaires et rhétorique monastique à la lumière de notices ligériennes (fin XIe siècle) », Revue historique, n° 624 (2004), p. 3-46.
[36] R. Couffon, « Essai critique sur la vita Briocii », p. 14.
[37] Ibidem, p. 13. C’est également le cas des  parages hillionnais. 
[38] J.-C.  Poulin, L'hagiographie bretonne…, p. 81.
[39] Hubert Guillotel, « Genèse de l’ “Indiculus de episcoporum depositione” », Catherine Laurent, Bernard Merdrignac et Daniel Pichot (dir.), Mondes de l'Ouest et villes du monde. Regards sur les sociétés médiévales. Mélanges en l'honneur d'André Chédeville, Rennes, 1998, p. 137-138,  a proposé de dater ce texte du milieu du XIIe siècle, « dans le contexte des derniers sursauts de la querelle métropolitaine » ; pour notre part, nous inclinons pour une composition antérieure, vers le début du siècle.
[40] A.-Y.  Bourgès, « Les origines de l'évêché de Tréguier… », p. 34-35.
[41] Wilfried Hartmann (éd.), Concilia aevi Karolini DCCCXLIII-DCCCLIX. Die Konzilien der Karolingischer Teilreiche 843-859, Hanovre, 1984, (MGH, Concilia, 3), p. 193 : « ex quatuor episcopatus septem composuit. Quorum apud Dolum monasterium unum constituit, quem archiepiscopum fieri decrevit. Monasterium vero sancti Brioci sedem constituit episcopalem. Similiter etiam sancti Rabutuali (qui sedes fuit episcopi Trecorensis) ». La forme Rabutuali est une cacographie pour Pabutuali.
[42] Edmond Martène et Ursin Durand (éd.), Thesaurus novus anecdotorum, 3, Paris, 1717, col. 884, 890-891, 902, 917-921.
[43] Jean-Jacques Bourassé (éd.), Cartulaire de Cormery, Tours, 1861, p. 69 : Martino Britannorum praesule.
[44] Sur l’évêque Martin et sa famille, voir A.-Y. Bourgès, « Les Martin, chanoines de la cathédrale d’Angers au XIe siècle », Variétés historiques (avril 2017) [en ligne : https://www.academia.edu/32222440].
[45] R. Couffon, « Essai critique sur la vita Briocii », p. 11.

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