"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale."

J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat... (ouvrage téléchargeable ici).

28 mai 2022

Un hagiographe breton au Mont-Saint-Michel

 Cette notule a initialement paru en 2008. Nous avons procédé à la vérification et la correction éventuelle des hyper-liens le 28 mai 2022 ; mais le texte original n'a pas été modifié. La référence à la polémique créée par le livre de Sylvain Gouguenheim paraîtra peut-être un peu "datée" à certains lecteurs ; mais elle est l'occasion de revenir sur ce dossier  avec plus de recul et (espérons-le) de sang-froid. Quant à l'hypothèse d'une possible composition de la vita Euflami au Mont-Saint-Michel, comme alternative à une production du scriptorium épiscopal de Tréguier, nous pensons qu'elle mérite encore l'attention des chercheurs.

 Le Mont-Saint-Michel est au cœur de l’actualité historiographique médiévale : outre celui de « passeur » en ce qui concerne les œuvres des auteurs de l’antiquité grecque, comme cela est acquis depuis plusieurs décennies, bien avant en tout cas la récente polémique autour du livre de Sylvain Gouguenheim, le scriptorium de la célèbre abbaye aurait pu jouer un rôle dans la transmission précoce de la légende arthurienne, avant même la diffusion de l’œuvre de Geoffroy de Monmouth.

Le fait est resté longtemps méconnu des chercheurs avant que la thèse de G. Torres-Asensio en 2003 et le récent ouvrage de M. Aurell n’attirent leur attention sur lui : une chronique rédigée à l’abbaye dans la seconde moitié du XIe siècle mentionne explicitement le nom d’Arthur, qualifié rex Britannorum fortis et facetus, à l’année 421.

Cette mention laconique est d’autant plus intéressante qu'il nous semble possible de la mettre en relation avec la vita de saint Efflam, un des rares textes en Bretagne continentale à rapporter un épisode arthurien : l’hagiographe nous décrit Arthur combattant un dragon sur la Lieue de Grève, entre Plestin et Saint-Michel, épisode qui n’est pas sans rappeler celui du combat entre son héros et le géant du Mont-Saint-Michel chez Geoffroy de Monmouth ; mais dans le récit consacré à Efflam, c’est le saint bien sûr qui, à la demande d’Arthur épuisé, vient à bout du dragon.

Le parallèle est renforcé par la topographie, par la toponymie et par ce que nous savons des relations historiques entre les deux endroits :

- dans les deux cas, le paysage est celui d’une large baie (sans proportion commune, bien entendu), dominée par une hauteur remarquable (là encore à relativiser), d’un côté ce que l’on appelle aujourd’hui encore le grand rocher de Plestin, couronné par un temple romano-celtique, de l’autre l’ilot célébrissime qui s’élève dans l’estuaire du Couesnon ;

- dans les deux cas, la toponymie locale est marquée par le culte de saint Michel, d’un côté Saint-Michel-en-Grève, qui est déjà Sancte Mychele Alagrevie dans la version du Tristan par Eilhart von Oberg (1170/1180 ), de l’autre le Mont-Saint-Michel.

Si la ressemblance entre les deux paysages peut être évidemment fortuite, le patronage de saint Michel pourrait à la rigueur laisser penser que la puissante abbaye normande détenait des possessions à Saint-Michel-en-Grève : dans l’état actuel de la documentation, nous pouvons affirmer qu’il n’en est rien et que la dévotion locale à l’Archange, encouragée par la proximité d’une éminence, est peut être très ancienne. En revanche, nous connaissons l’existence d’un ancien prieuré montois à Plestin, qui résultait de la donation en 1086 par l’évêque de Tréguier, Huon, originaire de Plestin, du grand rocher dont nous parlé.

Ainsi donc les moines du Mont-Saint-Michel qui, dès la seconde moitié du XIe siècle, ont relayé la légende arthurienne, étaient-ils, par leur prieuré de Plestin, en relation avec les lieux — auxquels se rattachait peut-être déjà le nom de saint Michel — où l’hagiographe de saint Efflam situe le combat d’Arthur contre le dragon, prototype de celui contre le géant près du Mont. Cette relation établie, reste à déterminer dans quel sens de possibles échanges de traditions sont intervenus : la nature particulièrement littéraire de la vita de saint Efflam et les multiples emprunts de son auteur à des sources classiques (Ovide ou Lucain, par exemple) montrent que l’écrivain avait à sa disposition une riche bibliothèque, qui ne pouvait être qu’épiscopale ou monastique. Nous avons jadis émis une hypothèse selon laquelle l’hagiographe de saint Efflam était peut-être le même que celui de saint Maudez et à identifier avec l’évêque Huon de Tréguier ; mais celle d’un moine du Mont-Saint-Michel, lui aussi originaire de Plestin ou des parages immédiats, est désormais également à envisager avec attention.


© André-Yves Bourgès 2008-2022.

1 commentaire:

Hervé Torchet a dit…

Arthur est un sujet inépuisable. Voici un aspect très intéressant de son étude.

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