"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale."

J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat... (ouvrage téléchargeable ici).

22 mai 2009

A propos d'hagiographie bretonne : l'ouvrage de L. Fleuriot sur Les origines de la Bretagne


La méthode mise en œuvre par L. Fleuriot, qui s’est montré à bien des égards extrêmement féconde en ce qu’elle a permis de donner libre cours à la grande intuitivité de ce chercheur, présente des biais qui, sur le terrain hagio-historiographique, peuvent se montrer très préjudiciables : c’est le cas avec l’utilisation d’arguments « circulaires » et ex silentio, qui sous-tendent certaines de conclusions de cet auteur sur la datation des manuscrits et sur l’accord des sources. En outre, L. Fleuriot a négligé de définir avec précision les limites du corpus hagiographique qu’il utilise, mettant sur le même plan, dans le travail de recensement dont nous avons parlé, les textes latins les plus anciens et leurs paraphrases tardives en français telle la célèbre collection du dominicain morlaisien Albert Le Grand, publiée en 1636 — lesquelles, au demeurant, ne sont pas sans intérêt car elles nous ont conservé la teneur de nombreux textes disparus. Par ailleurs, malgré de louables efforts de clarification, toutes les ambiguïtés lexicales n’ont pas été levées dans les indications empruntées par L. Fleuriot aux textes hagiographiques, comme on peut le constater avec la signification du nom Brit(t)o : si, chez les écrivains de l’Ouest de la Gaule, on peut être à peu près certain que, depuis l’époque de Grégoire de Tours au moins, le terme de « Bretons(s) » se rapporte aux continentaux, il n’en va pas de même à l’Est où jusque tardivement, comme il se voit chez Heiric d’Auxerre, il s’applique aux insulaires ;  du coup, l’argument sur les pèlerinages des Bretons vers Rome (par exemple, p. 270, 272, 275) concerne-t-il les uns ou les autres ?

A plusieurs reprises, L. Fleuriot évoque la date des manuscrits, dont l’ancienneté viendrait conférer un intérêt particulier aux textes hagiographiques qu’ils contiennent : ainsi, entre autres exemples, la vie de saint Armel figure dans un « ms [du 17e siècle] recopié sur un ms plus ancien. Cette vie présente des traits anciens » (p. 269) ; celle de saint Brieuc est « connue par des mss vénérables » (p. 270) et, en ce qui concerne celle de saint Judoc jugée « intéressante et ancienne », « un des mss date du 11e siècle » (p. 280). La vie de saint Lunaire, quant à elle, « est connue par un ms ancien » et d’ailleurs « les formes des noms montrent que la vie est ancienne » (p. 280) ; celle de saint Ronan en revanche « a peu de valeur historique, mais un des mss date du 12e siècle » (p. 283) ; etc. Certes, comme un texte ne peut pas être plus récent que le plus ancien manuscrit dans lequel il figure, la datation du support, pour autant qu’elle soit rendu possible par la codicologie, la paléographie, et bien sûr l’analyse de son contenu, donne le terminus ad quem de la mise en forme de la version conservée. L’existence de plusieurs manuscrits permettra éventuellement d’affiner la connaissance de ce texte ; mais on admettra bien volontiers que la chronologie relative des manuscrits peut être différente de la chronologie des versions qu’ils contiennent : parfois même il arrive qu’un texte, pour lequel la critique interne a permis de déterminer une date de composition relativement haute, n’est plus connu que par des manuscrits extrêmement tardifs, dont les copistes ont travaillé à partir de manuscrits depuis disparus. L. Fleuriot lui-même, qui tenait résolument pour la date hypercorrigée de 1019 figurant en tête de fragments de la vita de saint Goëznou un manuscrit de la fin du XVe siècle, a rappelé que l’on ne disposait pas non plus de manuscrit plus ancien du De Germania de Tacite. Ainsi donc, l’ancienneté d’un manuscrit ne confère pas une plus grande valeur historique aux textes qu’il contient ; mais elle donne une dimension supplémentaire à leur critique textuelle.

L. Fleuriot insiste à plusieurs reprises sur l’accord entre elles de nombreuses sources hagiographiques, accord qu’il juge même « impressionnant », à propos des relations entre Childebert et les Bretons (p. 186-187) ; or, comme l’écrit J.-C. Poulin en 1985, « il n’est pas indifférent de remarquer que la Vita Ia s. Samsonis a puisé des tournures de phrases dans la Vita s. Albini (BHL. 234) de Fortunat, quand on sait que ce dernier texte met en scène le roi Childeberctus de Paris (chap. 38), appelé à connaître une fortune considérable dans l’hagiographie bretonne sous des noms variés : Childebertus, Filberthus, Hil(t)bertus, Phil(i)bertus… ». Il en va de même à propos du Sermo venerabilis Paulini Legionensis Britannicae urbis episcopi de translatione sancti Matthaei, dont l’examen (p.260-263) permet à L. Fleuriot de reconstituer le chronologie respective de cet ouvrage, du Livre des faits d’Arthur (p. 245-246) et de la Vie de saint Goëznou (p. 277) : J. C. Poulin pour sa part déclare ne pas voir « comment on peut reconstituer le “cadre chronologique précis” [cette formule est de L. Fleuriot] d’événements du Ve ou du IXe siècle par l’addition mécanique des indications de chroniques tardives (XIIe siècle) aux sources mal élucidées ; si les Chroniques de Saint-Maixent d’une part, et de Quimperlé d’autre part, ne contredisent pas le Sermo et la Translatio Matthaei, ne serait ce pas qu’elles en dépendent, tout simplement ? ». Dix ans plus tard, H. Guillotel, revenant sur la même question, prend en compte, outre le témoignage de ces deux chroniques, deux compositions annalistiques qui font également mention du transfert des reliques de saint Matthieu d’Ethiopie en Bretagne : « à n’en pas douter », écrit-il, « ces textes procèdent d’une source commune, mais qui n’a pas été acceptée de la même façon par tous » ; et de conclure « que ces différentes mentions plaçant la venue du corps de saint Matthieu paraissent procéder du Sermo venerabilis Paulini Legionensis ». Quant au Livre des faits d'Arthur, poème largement tributaire de Geoffroy de Monmouth pour autant qu’on puisse en juger par les 183 vers conservés et par les larges paraphrases en français qui figurent dans l’Histoire de Bretagne de Le Baud, il a été écrit sous le règne du duc Arthur II (1305-1312) comme l'atteste la dédicace explicite de l'ouvrage à ce prince : il n’existe aucune trace d’un éventuel prototexte supposé avoir été écrit au Xe siècle et qui, selon le regretté Gw. Le Duc, aurait inspiré, sous le titre d'Historia Britannica, la Vie de saint Goëznou. Enfin, nous n’avons plus de celle-ci que quelques fragments conservés dans le cahier de notes d’un érudit de la fin du XVe siècle, passionné d’histoire bretonne, où la date de 1019 a tous les chances de résulter d’une hypercorrection par le manuscripteur, probablement Le Baud lui-même.

Nous pouvons voir comment, avec l’éventuel prototexte du Livre des faits d’Arthur, nous sommes insensiblement passés de sources avérées à des sources supposées : le même glissement s’observe à propos de l’existence éventuelle de Vies de saints en vieux-breton, notamment dans le cas de saint Brieuc (p. 270) et de saint Tugdual (p. 284), dont on connaît par ailleurs la « proximité », ou bien encore dans celui de saint Gurthiern (p. 278), dont la « vie paraît traduite, de fort près, d’un original en vieux-breton. Gurthiern (p. 43) tue le fils de sa sœur “nesciebat enim esse amicum sibi”. En fait, il s’agit d’un parent et non d’un ami, mais car avait le sens d’ami et de parent, d’où le contresens » ; mais justement, si l’hagiographe connaissait le breton qu’il traduisait en latin, comment a-t-il pu commettre ce contresens ? Quant aux allusions aux Vies écrites « dans la langue barbare des Scots » comme dit l’auteur de la Vie moyenne de saint Tugdual, elles peuvent tout aussi bien renvoyer à des textes surchargés d’hispérismes, que les hagiographes du Moyen Âge central (c’est précisément l’époque de la composition des Vies de saint Brieuc, de saint Tugdual et de saint Gurthiern) ont adaptées au goût de leur temps. J.-C. Poulin fait remarquer que le même hagiographe tudualien « se fait l’écho d’une tradition (chap. 3) selon laquelle Tutgual aurait porté le titre de Papbu, qu’il rend vaillamment par “pape” ; à partir de là, il imagine que son héros fit un voyage à Rome où il fut élu pape et occupa le trône de saint Pierre pendant deux ans (chap. 6). Une méprise de ce calibre montre assez que l’hagiographe n’entendait rien aux langues celtiques et qu’il aurait été bien en peine d’utiliser une Vie irlandaise, même s’il en était tombé une entre ses mains ». Il importe donc de bien distinguer entre les traditions relayées par les hagiographes (par exemple le surnom de Pa(p)bu attribué à Tugdual) et les inventions qui caractérisent leur démarche de création littéraire (en l’occurrence le pontificat romain du saint, sous le nom de Leo Britigena). H. Guillotel a montré pour sa part que la Vie moyenne de saint Tugdual fut sans doute écrite par l’évêque de Tréguier Martin, vers le milieu du milieu du 11e siècle. Or Martin, avant son élévation épiscopale, était un clerc d’Angers, ce qui a priori est un indice en faveur de son ignorance du vieux-breton ou de toute autre langue celtique ; mais surtout son origine angevine plaide en faveur de sa connaissance de la Vie de saint Aubin, dont il a été question plus haut : le récit de la visite au roi Childebert de Paris pourrait bien en conséquence constituer une des sources de l’anecdote qui, dans la Vie de saint Tugdual, nous présente saint Aubin servent à ce dernier « de porte-parole et d’interprète en langue romane » dans ses échanges avec le monarque franc (p. 270). Là encore, la tradition hagiographique (les relations de Childebert avec saint Aubin), d’autant plus précieuse qu’elle est rapportée par un contemporain, a pu être subvertie par l’invention littéraire (saint Aubin, servant de traducteur à saint Tugdual lors de leur visite commune à Childebert) d’un hagiographe très largement postérieur.

Nous nous limiterons aujourd’hui à ces quelques observations, en espérant qu’elles suscitent le débat que L. Fleuriot appelait de ses vœux en constatant avec modestie au sujet de ses propres travaux : « en revoyant après des années un travail déjà ancien, il est fréquent d’avoir à se corriger »…

©André-Yves Bourgès 2009

1 commentaire:

B. Merdrignac a dit…

En effet, contrairement à ce que suggérait L. Fleuriot, il est probable que les allusions aux Vies écrites « dans la langue barbare des Scots » visent des textes dont la latinité paraissait baroque aux hagiographes ultérieurs (cf. la réécriture de la Vita Pauli Aureliani par Vitalis). L’argument le plus déterminant est que l’on voit mal (à la différence de l’Irlande) la fonction et les destinataires d’éventuelles Vies en vieux-breton dans la Bretagne du haut Moyen Age. La question reste cependant posée pour la généalogie de saint Gurthiern (attribuée à un « fidèle laïc ») ou pour la gorchan de Judicael. Mais il s’agirait, en tout état de cause, ici de sources non-hagiographiques recyclées précisément dans les Vitae.
Toutefois, la remarque de J-C. Poulin sur le contresens de l’auteur de la Vita moyenne de saint Tudual est assez mal venue en l’occurrence. Sans doute l’évêque Martin de Tréguier « n’entendait[-il] rien aux langues celtiques ». Par contre, on rencontre une « méprise de ce calibre » dans la Vita de saint Enda d’Aran, à propos de saint Pupeus, compagnon de celui-ci. Au cours d’un pèlerinage de trois moines irlandais à Rome, le « summus pontifex qui tunc abbas Romanus dicebatur » vient à décéder. Le clergé et le peuple romains se rassemblent selon l’usage « [ad] ecclesiam sancti Petri Apostoli ». Une colombe immaculée apparaît pour choisir le futur pape. « Ecce venit sanctus Pupeus, super quem, statim ut venit, resedit columba coram omnibus ; et tunc totus clerus et populus elegerunt eum in pontificem Romanum et flectentes coram eo genua papam eum uocauerunt. Set uerus contemptor mundi honoris non acquieuit, timens ne tanti honoris culmen esset ei occasio erroris atque meroris ». (C. Plummer, VSH, t. 2, p. 69). La convergence des mêmes motifs (prodige de la colombe et abandon du siège pontifical compris) n’implique pas forcément de dépendance d’un hagiographe à l’autre, mais elle démontre du moins qu’un même contre-sens sur le titre papa (= pabu en breton ; papi pour les anachorètes irlandais) est susceptible d’entraîner les mêmes développements hagiographiques en Bretagne et en Irlande !

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