"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale." J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat...

17 juin 2012

La vita Paterni de Venance Fortunat et la limite occidentale de la cité de Rennes à l’époque mérovingienne


La vita de Paterne d’Avranches par son contemporain Venance Fortunat [BHL 6477] nous apprend que le saint avait fondé « de nombreux monastères pour le Seigneur  de par les cités de Coutances, Bayeux, Le Mans, Avranches et Rennes de Bretagne » (per civitates Constantiam, Baiocas, Cinomannis, Abrincas, Redones Britanniae multa monasteria per eum domino sunt fundata)[1].  Même si, comme l’écrit H. Atsma, « nous ne pouvons pas dire, où ceux-ci étaient situés exactement »[2], il est tentant d’en chercher le souvenir dans les différents toponymes qui, à l’instar de Saint-Pair-sur-Mer (Manche) sur le lieu même de l’établissement principal de Sesciacum, ont, à l’échelon du vaste territoire évoqué par l’hagiographe, conservé le nom du saint : Saint-Pair et Saint-Pair-du-Mont (Calvados), Saint-Paterne (Sarthe), Saint-Pois (Manche) et enfin Saint-Pern (Ille-et-Vilaine).

Cependant, s’agissant de ce dernier, deux objections peuvent être immédiatement soulevées à l’encontre d’une telle identification : si le vocable de l’église du lieu est uniformément saint Paterne depuis le milieu du XIe siècle[3], il est noté au IXe siècle sous la forme saint Bern, dans laquelle on veut reconnaître un anthroponyme breton ; et surtout, comme l’atteste le colophon de son magnifique évangéliaire transporté depuis à Tongres, cette église était  localisée dans l’évêché d’Alet, désigné ici par le nom de son plus illustre pontife, saint Malo (librum evangelistarum ecclesiae S[an]c[t]i Berni in Episcopatu S[an]c[t]i Machutis)[4]. De fait, l’appartenance de l’église de Saint-Pern à ce diocèse est bien attestée au moins depuis son érection en paroisse en 1149[5] et jusqu’à la fin de l’Ancien régime.

La première objection n’apparaît nullement dirimante : l’existence d’un “saint” breton du nom de Bern/Pern, identifié à l’occasion avec Paterne, qu’il s’agisse d’ailleurs de l’évêque d’Avranches ou bien de celui de Vannes, n’a pas à être ici révoquée en doute car ce type de confusion réciproque, volontaire ou involontaire, sur la base d’une vague homophonie entre les noms de deux personnages, est bien avéré. A Saint-Servan, siège primitif de l’évêché d’Alet, l’illustre évêque de Tongres, Servais, saint tutélaire de la dynastie des Pippinides, s’est ainsi vu remplacer par un personnage d’origine celtique, au demeurant distinct de l’apôtre des Orcades[6].

La seconde objection constitue quant à elle le point d’appui de notre « hypothèse au carré »[7] : celle-ci ne peut être en effet valablement formulée  ̶  avec toutes les précautions d’usage  ̶  que si l’identification de Saint-Pern avec l’un des monastères fondés par Paterne d’Avranches est préalablement admise. Le cas échéant, il pourrait s’agir de la confirmation du recul vers l’est de la limite occidentale de la civitas de Rennes, admis par la plupart des auteurs ; mais un recul beaucoup moins précoce donc qu’il n’est habituellement supposé[8] et plus tardif encore que ne pouvait le laisser à penser la formation sur cette nouvelle limite du “glacis martinien” voulu par Melaine de Rennes[9] ; recul qu’il conviendrait dès lors de mettre en rapport avec une poussée des Bretons, contemporaine de celle qui s’observe dans le sud de la péninsule[10], et dont rendrait compte ici la curieuse désignation « Rennes de Bretagne », si tant est que cette formule est bien sortie de la plume de Venance Fortunat.


©André-Yves Bourgès 2012


[2] H. Atsma, « Les monastères urbains du nord de la Gaule », Revue d'histoire de l'Église de France, t. 62 (1976), n°168, p. 171, n. 39.
[3] A. de la Borderie, Fondation du prieuré de Saint-Pern. Chartes inédites des XIe et XIIe siècles, Nantes, 1887, p. 10.
[4] J. Petit-de Rosen, « Description d'un Évangéliaire du Trésor de Notre Dame de Tongres », Bulletin de l’Institut archéologique liégeois, t. 1 (1852-1853), p. 70 ; C.-M.-T. Thys, « L’église de Notre-Dame à Tongres », Annales de l’Académie d’archéologie de Belgique, 2e série, t. 2 (1866), p. 251.
[5] A. de la Borderie, Fondation du prieuré de Saint-Pern…, p. 15.
[6] L. Campion, S. Servatius évêque de Tongres, patron de Saint-Servan, Rennes-Paris, 1904,
[7] L’expression est empruntée à J. Poucet, Les origines de Rome, Bruxelles, 1985, p. 165, n. 23.
[8] Un précis et précieux status quaestionis figure chez J.-P. Brunterc’h, « Géographie historique et hagiographie : la vie de saint Mervé », Mélanges de l'Ecole française de Rome. Moyen-Age, Temps modernes, t. 95 (1983), n° 1, p. 14-17.
[9] A. Chédeville, « Un évêque "martinien" au temps de Clovis : saint Melaine de Rennes », Mémoires de la Société archéologique de Touraine, t. 63 (1997), p. 229-240
[10] Grégoire de Tours, Dix livres d’histoire, V, 16, 26, IX, 18, X, 9 et 11.

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