A part des diverses sources diplomatiques, conciliaires,
épistolaires, narratives qui intéressent l’évêché de Dol et sa revendication
métropolitaine, il
existe une documentation de nature hagio-historiographique qui peut s’avérer
utile pour compléter les sources en question, à condition bien sûr de lui appliquer
un traitement adapté à la nature des pièces dont elle est constituée. Car le
corpus en question est vaste et composite : non seulement les ouvrages
composés/compilés/copiés à l’ « écritoire » de Dol,
ainsi que ceux qui se rapportent à des saints spécifiquement dolois ;
mais également les textes de nature hagio-historiographique, – quelles que
soient par ailleurs leur époque, –dans lesquels le cas de Dol a fait l’objet
d’un traitement, même
sommaire, oblique ou superficiel.
Nous proposons d’en dire ici quelques mots.
*
Malgré la relative abondance de cette documentation,
ce sont plutôt ses silences qui pourraient bien s’avérer, en creux, les plus
révélateurs : ainsi, pas un instant les trois vitae, – brève [BHL 8350], moyenne [BHL 8351], longue [BHL 8353],
ainsi désignées en fonction de l’étendue de leur texte respectif, – qui forment
le dossier littéraire de Tugdual, ni celle de Brieuc [BHL 1463-1463a], tous ouvrages
composés à l’époque (XIe siècle et première moitié du siècle suivant),
où les évêques de Tréguier et de Saint-Brieuc sont réputés suffragants de
l’archevêque de Dol – et même, à la fin de la période, ses suffragants ultimes,–
n’évoquent la métropole bretonne ; pour sa part, le diacre Bili, qui, vers
860-870, signale dans sa vita de Malo
[BHL 5116ab] un lien de parenté entre ce
dernier et Samson, ne fait aucune allusion aux réclamations métropolitaines de
Dol, pourtant en plein essor à cette époque, et rapporte au contraire que Malo était
allé à Tours pour se faire consacrer évêque ; vers 800, la vita ancienne de Samson elle-même [BHL
7478-7479] est muette sur l’éventuel statut épiscopal de Dol, alors qu’elle est
explicitement dédiée à un prélat qui paraît bien être l’évêque du lieu.
Naturellement, le recours à des arguments a
silentio doit toujours s’accompagner de beaucoup de prudence : il ne
saurait être question de revendiquer à leur sujet une quelconque
irréfragabilité ; mais il existe des silences particulièrement éloquents,
qui nourrissent des arguments, sinon décisifs, du moins non dénués de poids.
A qui et à quoi ont servi les informations explicites contenues
dans cette documentation ?
On constate tout d’abord que la dimension historiographique
s’accroit au fur et à mesure que la construction politique bretonne s’affermit
sous le règne des ducs de la maison de Dreux-Montfort et réclame pour sa
consolidation le développement d’une véritable idéologie nationale ;
mais les précédentes dynasties n’avaient pas attendu pour utiliser elles aussi
l’hagiographie à des fins de propagande : aux XIe-XIIe
siècles, la lignée ducale sortie des comtes de Cornouaille a montré à cet égard
un véritable savoir-faire[9],
qui explique notamment l’extension jusqu’à Dol de la renommée de Gradlon[10]
et, en retour, la célébrité cornouaillaise de Turiau, dont témoigne la vita de Ninnoc, composée à Quimperlé,
laquelle qualifie le saint « métropolite » (sanctum Turianum metropolitam).
Par ailleurs, suite à la publication de l’Historia
regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth, un chef nommé Conan, parfois
qualifié « roi », – qui figurait déjà à la fin du XIe
siècle dans la vita de Brieuc [BHL
1463 + 1463a], et,
aux années 1120, dans les vitae de
Gurtiern [BHL 3720-3722] et de Gobrien [BHL vacat], – acquiert, sous la plume
de l’auteur de la vita de Goëznou [BHL
3608], à la fin du XIIe siècle (1199 ?),
ainsi que dans les compositions tardives (vers 1430-1450) qui traitent de
Mériadec [BHL 5939b]
et de Gonéri [BHL 3611], une importante renommée hagio-historiographique, relayée,
à l’époque du duc Arthur II (1305-1312), par un poème qui célèbre
les « faits d’Arthur ».
Enfin, on voit, dans les dernières décennies du XVe siècle, à l’instar
du compilateur anonyme du Chronicon
Briocense, mais avec plus de talent et plus d’esprit critique, le premier
véritable historien de la Bretagne, Pierre Le Baud, faire un usage immodéré du
matériau hagiographique à des fins historiographiques, que devait imiter Arthur
de la Borderie quatre siècles plus tard ; mais, comme le souligne Joëlle
Quaghebeur, « le clerc à la différence du chartiste ne donne aucune
importance, par exemple, aux saints bretons dans la construction de la nation
bretonne. Celle-ci, pour lui, se fit bien plus autour de ses princes successifs
et fut dès l’origine politique » :
cette analyse rend compte de manière très pertinente du traitement des sources
hagiographiques par Le Baud, qui sélectionne avant tout les passages où
figurent des noms propres et des détails factuels, au détriment des aspects édifiants
du récit et du rôle spécifique joué par le saint.
Pendant près de six siècles, les hagiographes ayant eu à traiter
de la métropole bretonne se sont ainsi confortés les uns les autres, depuis
l’auteur de la seconde vita de Samson
[BHL 7481, 7483], aux années 860, jusqu’à celui de la vita de Mériadec, dans le second quart du XVe siècle :
le premier nous montre Samson recevant de l’empereur Childebert l’archiépiscopat
de toute la Bretagne (De manu Hilberti
imperatoris et verbo et commendatione archiepiscopatum totius Britanniae
recipiens) ; le second, qui, en l’occurrence, démarque la vita de Gobrien à laquelle il a également
emprunté le personnage du roi Conan, envoie Mériadec recevoir la consécration
épiscopale à Dol (pontificatus onere jam
suscepto in urbe Dolensi in basilica sancti Samsonis Episcopus consecratur).
Entre ces deux écrivains ont existé de nombreux relais, dont la perception même
des enjeux de la question métropolitaine a pu varier. Ce qui apparaît de la
manière la plus nette à l’examen des textes concernés, ce n’est pas que leurs différents
auteurs doivent être catégorisés en fonction de leur soutien plus ou moins
affirmé à la cause doloise, – d’autant que la doctrine du métropolitanat breton
a connu des variations significatives au long de la période où cette question a
été agitée, –
c’est leur différence de point de vue quant aux relations de Dol avec la Britannia continentale : inexistantes
ou du moins distantes dans les textes contemporains des débuts de la
revendication métropolitaine, ces relations sont en revanche clairement
affirmées dans les ouvrages composés aux XIe-XIIe siècles,
qui montrent les prélats dolois exerçant leur autorité sur leurs suffragants, au
moment même où celle-ci devient de plus en plus contestée et de moins en moins
effective ; et, quel que soit le traitement dont cette situation fait l’objet, –
critique dans la vita de Patern [BHL
6480], s’agissant de l’évêché de Vannes, ainsi que dans celle de Suliau [BHL
vacat], s’agissant de l’évêché d’Alet ; ou positif dans la vita
« clermontoise » de Turiau [BHL 8342d] et dans celle de Méen [BHL
5944], s’agissant dans les deux cas du Poutrecoët, – elle tranche, comme nous
allons le voir maintenant avec l’état antérieur, incarné principalement par la seconde
vita de Samson, par les plus
anciennes pièces, composées à l’abbaye de Léhon, du riche dossier littéraire de
Magloire, où le
saint est présenté comme le cousin de Samson et son successeur sur le siège
archiépiscopal de Dol, et enfin par la recension brève de la vita anonyme de Malo [BHL 5117], qui
étend à ce dernier le cousinage de Samson avec Magloire (qui consanguineus felicis Machloui atque Maglorii existebat).
*
S’il a peut-être moins que son prédécesseur le regard tourné
vers la mer, les îles du Cotentin et la basse vallée de la Seine et paraît s’intéresser
plus que lui à Dol, dont il défend avec vigueur les intérêts, sans doute pour
appartenir à la communauté locale, peut-être même également pour être
originaire de l’endroit, – ainsi connaît-il la tradition qui fait débarquer le
saint au portus Winniau, sur le
Guyoult, – l’auteur de la seconde vita
de Samson ne nous indique pas pour
autant que son héros ait été plus présent en Britannia continentale. Certes, le récit du conflit qui oppose
le prince légitime Judual à l’usurpateur Commor, repris à la vita ancienne du saint, occupe une place
importante dans son ouvrage ; mais pas une fois les opérations militaires afférentes
ne sont localisées : au demeurant, si une quelconque précision de cette
nature avait été apportée, elle eût avant tout concerné Judual. Par ailleurs,
il est question en termes fort vagues des biens reçus par Samson,
donations auxquelles on a fait parfois remonter l’origine des plus anciennes
enclaves doloises ;
mais c’est à nouveau en Neustrie, dans le Bessin cette fois (per quendam pagum…, qui Begesim vocatur),
que l’hagiographe localise explicitement une fondation du saint, à savoir le
monastère de Rotmou, identifié de
manière extrêmement convaincante par Jacques Le Maho avec Saint-Samson-en-Auge.
En outre, Samson reçoit de Childebert la plebs
Rimou, avec les quatre îles de Guernesey, Jersey, Sercq et Brecqhou (plebem quae vocatur Rimau et quatuor insulas
marinas, id est Lesiam Angiamque, Sargiam Besargiamque, Hilbertus rex atque
imperator sancto Sansoni et suis fidelibus post se successoribusque ejus
tradidit sine fine in possessionnem aeternam) : la réalité juridique
de cette donation n’est pas assurée, en tout cas il n’y en a pas de traces ;
mais il est intéressant de noter qu’elle associe la paroisse de Rimou, dans le
pays de Rennes, aux îles du Cotentin. Là encore, l’hagiographe a sans doute été
inspiré par la lecture de son modèle, la vita
ancienne du saint, où l’on voit que Guernesey et Jersey dépendaient de Samson :
c’est sur place que ce dernier avait recruté le « commando » destiné
à soutenir la lutte de Judual contre Commor ;
mais il s’avère par ailleurs que, depuis la fin du VIIIe siècle au
moins, le Cotentin avec ses îles, en particulier Jersey, était effectivement passé
sous le contrôle de Bretons, avec à leur tête à cette époque un certain Anowarith,
décoré du titre de dux, à qui « Charles
Auguste » (Charlemagne), n’avait pas dédaigné, selon l’hagiographe de
Wandrille, d’envoyer une ambassade.
Pour sa part, l’auteur de la vita
ancienne de Marcouf [BHL 5266],
attribue à son héros le mérite de l’évangélisation de Jersey, qu’il localise
explicitement in regionem Britannorum.
En tout état de cause, cette situation était acquise antérieurement à la
période où les rois de Bretagne ont étendu leur pouvoir sur le Cotentin, essentiellement durant le dernier
tiers du IXe siècle.
A cette dernière époque, l’hagiographe de Magloire met en
évidence, avec « une habileté de composition, un art de peindre le
caractère du saint, un sentiment du bien dire, quelque chose de jeune et de
vivant, qui en font le chef d'oeuvre de l'ancienne littérature bretonne »,
le « caractère maritime » de l’existence de son héros.
« Ce caractère d’apôtre des îles »
est en effet la marque de l’action de Magloire : Sercq, – reçue en donation
du comte Loescon, après que ce dernier eût été miraculeusement guéri de la
lèpre, – en constitue le principal décor, où s’était déroulé l’essentiel de l’existence
érémitique du saint, où il était mort et où, en dépit des attaques de Vikings,
son corps avait longtemps reposé,
jusqu’à ce que ses reliques fussent emportées à l’abbaye de Léhon
; mais son apostolat l’avait également amené dans l’île voisine de Brecqhou,
dont le seigneur local, Nivo, – le même que le personnage qui voulut par la
suite être enterré à proximité de la dépouille du saint ?
– avait eu recours à lui pour obtenir la
guérison de la mutité de sa fille,
ainsi qu’à Jersey, où il avait vaincu un dragon.
Magloire s’était également déplacé jusqu’à Saint-Suliac, dans l’estuaire de la
Rance ;
mais à cette dernière exception, qui, au demeurant, pourrait bien être en lien
avec les circonstances particulières de la translation des reliques de Magloire
de Serq à Léhon, c’est
donc vers les îles du Cotentin que s’oriente la carrière du saint dolois :
là encore, la Britannia continentale
est assez largement absente des préoccupations de l’hagiographe, alors même que
ce dernier était sans nul doute un moine de Léhon.
Enfin, l’auteur anonyme de la vita brève de Malo nous montre celui qu’il désigne comme un
« illustre évêque » se mettant à enseigner le peuple (cepit celeberrimus Machlouus antistes docere populum) jusqu’à ce que l’évêché
de la cité de Bretagne appelée Alet se trouve, par un effet de la volonté
divine, converti par lui (donec
episcopatus civitatis Britanniae que vocatur Aleta eidem divinitus extitit
conversus) ;
à cette occasion, l’hagiographe signale que Samson en faisait de même dans sa
ville (sanctus vero Samson eadem sua in
urbe agebat). Rien donc
qui permette, à notre opinion, de conclure à une sorte de mainmise doloise,
appelée de ses vœux par l’écrivain par opposition à son prédécesseur Bili, partisan
quant à lui de la métropole de Tours : la formule vous a même un petit air
de « chacun chez soi et les fidèles seront bien gardés ». Ainsi, la vita brève de Malo semble plutôt montrer
qu’à l’époque de sa composition ni l’action de Nominoë, laquelle avait entrainé
en son temps l’exil de l’évêque Salocon et son remplacement par un prélat plus
dévoué aux intérêts du dux des
Bretons, ni le soutien du roi Salomon à la revendication métropolitaine
n’avaient permis une véritable intégration de Dol à la Britannia continentale ; mais cette indifférence, qui n’était
pas seulement l’expression d’une sorte de réflexe d’auto-défense de la part
d’Alet et pourrait bien s’être en outre étendue
aux diocèses voisins, était largement partagée, comme nous venons de le voir,
par les thuriféraires de la cause doloise eux-mêmes, dont les intérêts bien
compris étaient plutôt tournés vers la Neustrie franque, depuis les îles du
Cotentin jusqu’à l’estuaire de la Seine.
*
Nous sommes conséquemment amené à faire le constat suivant :
le dossier hagio-historiographique dolois à haute époque semble confirmer que
le siège épiscopal fondé sur place, sans doute au moment de la normalisation
carolingienne, n’était pas originellement intégré dans la géographie épiscopale
de la Britannia continentale ;
et, malgré l’importance que lui accordèrent successivement Nominoë et Salomon,
cette intégration n’était pas encore véritablement acquise à la fin du IXe
siècle, d’autant que son processus s’accompagnait de spoliations territoriales,
principalement à l’encontre du diocèse d’Alet et sans doute également de celui
de Rennes. Par ailleurs, si l’existence à cette date d’enclaves situées en Britannia continentale ne saurait être révoquée
en doute a priori, le dossier hagio-historiographique
ne permet pas de conclure positivement à leur sujet : Guillotel semble
accorder sa confiance au « témoignage de la vita Ia affirmant que saint Samson est le fondateur de
nombreux monastères en Bretagne » ; mais il préconise également que
« certaines enclaves prolongent vraisemblablement les fondations des
successeurs de Samson, tels Leucher, Tigernomael ou Turiau, dont l’apostolat
est assez bien connu ».
D’autres sont peut-être plutôt contemporaines des pontificats de grands
archevêques comme Juthouen ou Junkeneus, dans la seconde moitié du Xe
siècle et la première moitié du siècle suivant ; quelques- unes en tout
cas ont été apparemment créées aussi tard que la fin du XIIe siècle.
En dehors de Dol et des deux fondations neustriennes de Pental et Rotmou, seule l’enclave de Rimou peut
revendiquer une antiquité attestée ; mais, située dans le pays de Rennes, comme nous l’avons
dit, sur la rive gauche du Couesnon, –non loin de la traditionnelle frontière
entre les duchés de Bretagne et Normandie, dont il faudrait à cette occasion
réexaminer les fluctuations
–, elle n’appartient donc pas à la Britannia
continentale.
En bref, le dossier hagio-historiographique vient partiellement
remettre en cause la vision de la situation de
l’évêché de Dol au haut Moyen Âge telle qu’elle peut être extrapolée à partir
d’une lecture trop historicisante des autres sources à disposition : cette
remise en cause est nécessaire pour permettre une réflexion renouvelée sur les
origines diocésaines en Bretagne.
André-Yves Bourgès
2 commentaires:
Bonjour André-Yves.
dans votre publication "A propos de la territorialisation diocésaine en Bretagne au Moyen" Âge
A propos du livre de Florian Mazel, vous évoquez un conflit entre Vannes et Alet autour de Redon. En attendant de me procurer ce livre, pouvez-vous m'en dire plus sur ce conflit ?
Etant passionné par l'histoire du pays de Redon, le sujet des évêchés de Vannes et Alet m'a toujours interpellé, car la frontière entre ces 2 diocèses, entre l'Oust et la Vilaine, n'a rien de logique. Ce n'est ni un cours d'eau, ni une voie antique, ni une crête de colline.
Ce territoire du pays de Redon, que Jean-christophe Cassard avait si bien identifié la particularité devait avoir une frontière nord antique bien différente. C'est la frontière des évêchés qui a perduré, mais elle a du se finaliser vers l'an mil.
Bonsoir Vincent,
Ainsi que vous le rappelez dans votre commentaire, l'hypothèse de ce conflit figure sous la plume de Florian Mazel, dont je ne voudrais pas résumer et donc risquer de trahir l'argumentation : le mieux est de vous faire votre propre opinion en vous reportant à son texte.
Effectivement, la limite entre les diocèses d'Alet et de Vannes peut ne pas reproduire celle entre les anciennes civitates des Coriosolites et des Vénètes. Ceci étant, son caractère "artificiel", qui est la marque d'une frontière "négociée" n'implique pas nécessairement, me semble-t-il,qu'elle ait été constituée à basse époque.
AYB
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