La méthode mise en œuvre par L. Fleuriot, qui s’est montré à bien des
égards extrêmement féconde en ce qu’elle a permis de donner libre cours à la
grande intuitivité de ce chercheur, présente des biais qui, sur le terrain
hagio-historiographique, peuvent se montrer très préjudiciables : c’est le cas
avec l’utilisation d’arguments « circulaires » et ex silentio, qui
sous-tendent certaines de conclusions de cet auteur sur la datation des
manuscrits et sur l’accord des sources. En outre, L. Fleuriot a négligé de définir
avec précision les limites du corpus hagiographique qu’il utilise, mettant sur
le même plan, dans le travail de recensement dont nous avons parlé, les textes
latins les plus anciens et leurs paraphrases tardives en français telle la célèbre collection du dominicain morlaisien Albert Le
Grand, publiée en 1636 — lesquelles, au demeurant, ne sont pas sans
intérêt car elles nous ont conservé la teneur de nombreux textes disparus. Par
ailleurs, malgré de louables efforts de clarification, toutes les ambiguïtés
lexicales n’ont pas été levées dans les indications empruntées par L. Fleuriot
aux textes hagiographiques, comme on peut le constater avec la signification du
nom Brit(t)o : si, chez les écrivains de l’Ouest de la Gaule, on peut être
à peu près certain que, depuis l’époque de Grégoire de Tours au moins, le terme
de « Bretons(s) » se rapporte aux continentaux, il n’en va pas de
même à l’Est où jusque tardivement, comme il se voit chez Heiric d’Auxerre, il
s’applique aux insulaires ; du
coup, l’argument sur les pèlerinages des Bretons vers Rome (par exemple, p.
270, 272, 275) concerne-t-il les uns ou les autres ?
A plusieurs reprises, L. Fleuriot évoque la date des manuscrits, dont
l’ancienneté viendrait conférer un intérêt particulier aux textes hagiographiques
qu’ils contiennent : ainsi, entre autres exemples, la vie de saint Armel figure dans un « ms [du 17e
siècle] recopié sur un ms plus ancien. Cette vie présente des traits anciens »
(p. 269) ; celle de saint Brieuc est « connue par des mss vénérables » (p. 270)
et, en ce qui concerne celle de saint Judoc jugée « intéressante et ancienne »,
« un des mss date du 11e siècle » (p. 280). La vie de saint Lunaire, quant à
elle, « est connue par un ms ancien » et d’ailleurs « les formes des noms
montrent que la vie est ancienne » (p. 280) ; celle de saint Ronan en revanche « a peu de
valeur historique, mais un des mss date du 12e siècle » (p. 283) ; etc. Certes,
comme un texte ne peut pas être plus récent que le plus ancien manuscrit dans
lequel il figure, la datation du support, pour autant qu’elle soit rendu
possible par la codicologie, la paléographie, et bien sûr l’analyse de son
contenu, donne le terminus ad quem de la mise en forme de la version
conservée. L’existence de plusieurs manuscrits permettra éventuellement
d’affiner la connaissance de ce texte ; mais on admettra bien volontiers que la
chronologie relative des manuscrits peut être différente de la chronologie des
versions qu’ils contiennent : parfois même il arrive qu’un texte, pour lequel
la critique interne a permis de déterminer une date de composition relativement
haute, n’est plus connu que par des manuscrits extrêmement tardifs, dont les
copistes ont travaillé à partir de manuscrits depuis disparus. L. Fleuriot
lui-même, qui tenait résolument pour la date hypercorrigée de 1019 figurant en
tête de fragments de la vita de saint Goëznou un manuscrit de la fin du
XVe siècle, a rappelé que l’on ne disposait pas non plus de manuscrit plus
ancien du De Germania de Tacite. Ainsi donc, l’ancienneté d’un manuscrit
ne confère pas une plus grande valeur historique aux textes qu’il contient ;
mais elle donne une dimension supplémentaire à leur critique textuelle.
L. Fleuriot insiste à plusieurs reprises sur l’accord entre elles de
nombreuses sources hagiographiques, accord qu’il juge même « impressionnant »,
à propos des relations entre Childebert et les Bretons (p. 186-187) ; or, comme
l’écrit J.-C. Poulin en 1985, « il n’est pas indifférent de remarquer que la Vita
Ia s. Samsonis a puisé des tournures de phrases dans la Vita s. Albini
(BHL. 234) de Fortunat, quand on sait que ce dernier texte met en scène le roi
Childeberctus de Paris (chap. 38), appelé à connaître une fortune considérable
dans l’hagiographie bretonne sous des noms variés : Childebertus, Filberthus,
Hil(t)bertus, Phil(i)bertus… ». Il en va de même à propos du Sermo
venerabilis Paulini Legionensis Britannicae urbis episcopi de translatione
sancti Matthaei, dont l’examen (p.260-263) permet à L. Fleuriot de
reconstituer le chronologie respective de cet ouvrage, du Livre des faits
d’Arthur (p. 245-246) et de la Vie de saint Goëznou (p. 277) : J. C. Poulin
pour sa part déclare ne pas voir « comment on peut reconstituer le “cadre
chronologique précis” [cette formule est de L. Fleuriot] d’événements du Ve ou
du IXe siècle par l’addition mécanique des indications de chroniques tardives
(XIIe siècle) aux sources mal élucidées ; si les Chroniques de Saint-Maixent
d’une part, et de Quimperlé d’autre part, ne contredisent pas le Sermo et
la Translatio Matthaei, ne serait ce pas qu’elles en dépendent, tout
simplement ? ». Dix ans plus tard, H. Guillotel, revenant sur la même question,
prend en compte, outre le témoignage de ces deux chroniques, deux compositions
annalistiques qui font également mention du transfert des reliques de saint
Matthieu d’Ethiopie en Bretagne : « à n’en pas douter », écrit-il, « ces textes
procèdent d’une source commune, mais qui n’a pas été acceptée de la même façon
par tous » ; et de conclure « que ces différentes mentions plaçant la venue du
corps de saint Matthieu paraissent procéder du Sermo venerabilis Paulini
Legionensis ». Quant au Livre des faits d'Arthur, poème largement
tributaire de Geoffroy de Monmouth pour autant qu’on puisse en juger par les
183 vers conservés et par les larges paraphrases en français qui figurent dans
l’Histoire de Bretagne de Le Baud, il a été écrit sous le règne du duc Arthur
II (1305-1312) comme l'atteste la dédicace explicite de l'ouvrage à ce prince :
il n’existe aucune trace d’un éventuel prototexte supposé avoir été écrit au Xe
siècle et qui, selon le regretté Gw. Le Duc, aurait inspiré, sous le titre d'Historia
Britannica, la Vie de saint Goëznou. Enfin, nous n’avons plus de celle-ci
que quelques fragments conservés dans le cahier de notes d’un érudit de la fin
du XVe siècle, passionné d’histoire bretonne, où la date de 1019 a tous les
chances de résulter d’une hypercorrection par le manuscripteur, probablement Le
Baud lui-même.
Nous pouvons voir comment, avec l’éventuel prototexte du Livre des faits
d’Arthur, nous sommes insensiblement passés de sources avérées à des
sources supposées : le même glissement s’observe à propos de l’existence
éventuelle de Vies de saints en vieux-breton, notamment dans le cas de saint
Brieuc (p. 270) et de saint Tugdual (p. 284), dont on connaît par ailleurs la «
proximité », ou bien encore dans celui de saint Gurthiern (p. 278), dont la «
vie paraît traduite, de fort près, d’un original en vieux-breton. Gurthiern (p.
43) tue le fils de sa sœur “nesciebat enim esse amicum sibi”. En fait,
il s’agit d’un parent et non d’un ami, mais car avait le sens d’ami et de
parent, d’où le contresens » ; mais justement, si l’hagiographe connaissait le
breton qu’il traduisait en latin, comment a-t-il pu commettre ce contresens ?
Quant aux allusions aux Vies écrites « dans la langue barbare des Scots » comme
dit l’auteur de la Vie moyenne de saint Tugdual, elles peuvent tout aussi bien
renvoyer à des textes surchargés d’hispérismes, que les hagiographes du Moyen
Âge central (c’est précisément l’époque de la composition des Vies de saint
Brieuc, de saint Tugdual et de saint Gurthiern) ont adaptées au goût de leur
temps. J.-C. Poulin fait remarquer que le même hagiographe tudualien « se fait
l’écho d’une tradition (chap. 3) selon laquelle Tutgual aurait porté le titre
de Papbu, qu’il rend vaillamment par “pape” ; à partir de là, il imagine
que son héros fit un voyage à Rome où il fut élu pape et occupa le trône de
saint Pierre pendant deux ans (chap. 6). Une méprise de ce calibre montre assez
que l’hagiographe n’entendait rien aux langues celtiques et qu’il aurait été
bien en peine d’utiliser une Vie irlandaise, même s’il en était tombé une entre
ses mains ». Il importe donc de bien distinguer entre les traditions
relayées par les hagiographes (par exemple le surnom de Pa(p)bu attribué
à Tugdual) et les inventions qui caractérisent leur démarche de création
littéraire (en l’occurrence le pontificat romain du saint, sous le nom de Leo
Britigena). H. Guillotel a montré pour sa part que la Vie moyenne de saint
Tugdual fut sans doute écrite par l’évêque de Tréguier Martin, vers le milieu
du milieu du 11e siècle. Or Martin, avant son élévation épiscopale, était un
clerc d’Angers, ce qui a priori est un indice en faveur de son ignorance du
vieux-breton ou de toute autre langue celtique ; mais surtout son origine
angevine plaide en faveur de sa connaissance de la Vie de saint Aubin, dont il
a été question plus haut : le récit de la visite au roi Childebert de Paris
pourrait bien en conséquence constituer une des sources de l’anecdote qui, dans
la Vie de saint Tugdual, nous présente saint Aubin servent à ce dernier « de
porte-parole et d’interprète en langue romane » dans ses échanges avec le
monarque franc (p. 270). Là encore, la tradition hagiographique (les relations
de Childebert avec saint Aubin), d’autant plus précieuse qu’elle est rapportée
par un contemporain, a pu être subvertie par l’invention littéraire (saint
Aubin, servant de traducteur à saint Tugdual lors de leur visite commune à
Childebert) d’un hagiographe très largement postérieur.
Nous nous limiterons aujourd’hui à ces quelques observations, en espérant
qu’elles suscitent le débat que L. Fleuriot appelait de ses vœux en constatant
avec modestie au sujet de ses propres travaux : « en revoyant après des années un
travail déjà ancien, il est fréquent d’avoir à se corriger »…
©André-Yves Bourgès 2009
1 commentaire:
En effet, contrairement à ce que suggérait L. Fleuriot, il est probable que les allusions aux Vies écrites « dans la langue barbare des Scots » visent des textes dont la latinité paraissait baroque aux hagiographes ultérieurs (cf. la réécriture de la Vita Pauli Aureliani par Vitalis). L’argument le plus déterminant est que l’on voit mal (à la différence de l’Irlande) la fonction et les destinataires d’éventuelles Vies en vieux-breton dans la Bretagne du haut Moyen Age. La question reste cependant posée pour la généalogie de saint Gurthiern (attribuée à un « fidèle laïc ») ou pour la gorchan de Judicael. Mais il s’agirait, en tout état de cause, ici de sources non-hagiographiques recyclées précisément dans les Vitae.
Toutefois, la remarque de J-C. Poulin sur le contresens de l’auteur de la Vita moyenne de saint Tudual est assez mal venue en l’occurrence. Sans doute l’évêque Martin de Tréguier « n’entendait[-il] rien aux langues celtiques ». Par contre, on rencontre une « méprise de ce calibre » dans la Vita de saint Enda d’Aran, à propos de saint Pupeus, compagnon de celui-ci. Au cours d’un pèlerinage de trois moines irlandais à Rome, le « summus pontifex qui tunc abbas Romanus dicebatur » vient à décéder. Le clergé et le peuple romains se rassemblent selon l’usage « [ad] ecclesiam sancti Petri Apostoli ». Une colombe immaculée apparaît pour choisir le futur pape. « Ecce venit sanctus Pupeus, super quem, statim ut venit, resedit columba coram omnibus ; et tunc totus clerus et populus elegerunt eum in pontificem Romanum et flectentes coram eo genua papam eum uocauerunt. Set uerus contemptor mundi honoris non acquieuit, timens ne tanti honoris culmen esset ei occasio erroris atque meroris ». (C. Plummer, VSH, t. 2, p. 69). La convergence des mêmes motifs (prodige de la colombe et abandon du siège pontifical compris) n’implique pas forcément de dépendance d’un hagiographe à l’autre, mais elle démontre du moins qu’un même contre-sens sur le titre papa (= pabu en breton ; papi pour les anachorètes irlandais) est susceptible d’entraîner les mêmes développements hagiographiques en Bretagne et en Irlande !
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