"L’Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat, parce que l’Histoire, et au-delà les sciences humaines, est menacée par la posture utilitariste dominante dans notre société, pour laquelle seul ce qui est économiquement et immédiatement rentable est légitime : le reste n’est que gaspillage de temps et de deniers publics. Dans cette situation, l’Histoire médiévale est dans une situation paradoxale puisque s’ajoute à ce déficit général de légitimité des sciences humaines un détournement généralisé du Moyen Âge à des fins variées, jouant tantôt sur le caractère irrationnel et sauvage prêté à la période, tantôt sur la valeur particulière des « racines » médiévales. Le Moyen Âge devient ainsi un réservoir de formules qui servent à persuader nos contemporains d’agir de telle ou telle manière, mais n’ont rien à voir avec une connaissance effective de l’Histoire médiévale." J. MORSEL, L'Histoire (du Moyen Âge) est un sport de combat...

08 juin 2012

Malo ou l'ancien patron de la nation bretonne

Le blog Hagio-historiographie médiévale est heureux de publier ci dessous une notule de notre ami Bertrand Yeurc'h.


Dans le cadre de nos recherches sur l'armorial breton du manuscrit l'Argentaye [1], notre route a croisé celle de saint Malo. Le début de ce texte a pour but d'expliquer l'origine des hermines héraldiques bretonnes. Il relate l'histoire d'une reine de Bretagne devenue veuve, qui confia secrètement, par peur pour leur vie, ses deux fils, enveloppés dans un manteau d'hermine, à l'évêque de Saint-Malo, leur oncle qui les baptisa et les éleva. Devenu grands, ils furent présentés au monde lors d'un tournoi à Paris utilisant les hermines comme armoiries. L'évêque de Saint-Malo les présenta au roi, qui fit alliance avec eux. Puis ils rentrèrent en Bretagne où ils furent bien accueillis.
            L'évêque malouin est peut-être une allégorie de saint Malo, dont le nom, bien avant celui de  saint Yves, servait de cri de guerre. Les sources littéraires et en particulier les chansons de gestes, dont les plus anciennes datent du xiie siècle, sont abondantes à ce sujet : Girart de Roussillon, « les bretons crient Malo ! » [2] ; Aspremont, « Lors ont breton lor anseigne escriee, / C'est « Seinz Malo ! », qui est de lor contree » [3] ; roman de Rou, « et bretun : Maslon, maslon ! Crient » [4] ; la chanson des Saxons, « là fu bien escriez de Brotons sanz Malax [ms. A : Mallaus] ! » [5] ; Beuves de Commarchis, « Et Hunaus Saint Malo, le cri de son pays » [6] ; l'entrée d'Espagne, « saint Machot ! […] saint Machloit ! » [7] ; la chevalerie Ogier de Danemarche, « Et saint-Malo hautement Salemons » [8] ; le livre des miracles de Notre-Dame de Chartres, « ce sont bretons ne de Breteigne / de seint Mallon portent lenseigne » [9] ; le bon Jehan, « Malo, Malo au riche duc ! » [10]. Saint Malo jouait alors pour les bretons un rôle équivalent à celui que joua saint George pour les anglais. Avant d'être confronté à ce rôle prééminent de saint Malo, nous nous attendions plutôt à rencontrer saint Samson, évêque de Dol
            Malo était patron d'une église à Rome (San Macuto) dès 1192 [11], ce qui donne un autre indice de son ancienne prééminence. Il semble que ce soit, de plus, la seule paroisse d'Italie usant de ce vocable. L'unique autre saint breton pour lequel fut consacrée une église romaine est Yves (Sant'Ivo dei Bretoni). Il y a donc, comme avec les cris de guerre, un passage de relais entre Malo et Yves.
            La raison de l'invocation de Malo par les Bretons nous est inconnue, mais ce choix remonte au moins au milieu du xiie siècle, donc plus de 150 ans avant l'adoption des hermines par les ducs de Bretagne. Il nous semble que l'aura de Malo a été jusqu'ici quelque-peu sous estimée, en partie à cause de son remplacement par Yves comme patron de la nation bretonne. Il serait intéressant que des hagiologues se penchent sur cette ancienne prééminence de Malo par rapport aux autres saints bretons et en particulier à Samson. Par exemple, une reprise du dossier de l'érection de Dol en métropole bretonne permettrait certainement de renouveler l'idée que nous nous faisons des rapports de forces entre l'ancien évêché d'Alet et l'abbaye doloise.
 
Bertrand Yeurc'h


[1]    BnF, ms. fr. 11464, fo 65vo-70 (texte accessible en ligne ici).
[2]    P. Meyer, Girart de Roussillon: chanson de geste traduite pour la première fois, Paris, 1884, ccxxxiv-351 p. (147, p. 83).
[3]    F. Suard, Aspremont : chanson de geste du xiie siècle, Paris, 2008, 748 p. (9004-5, p. 564).
[4]    F. Pluquet, Le roman de Rou et des ducs de Normandie par Robert Wace, poète normand du xiie siècle publié pour la première fois, d'après les manuscrits de France et d'Angleterre avec des notes pour servir à l'intelligence du texte, Rouen, 1827, 2 t. (7845).
[5]    F. Michel, La chanson des Saxons par Jean Bodel, publiée pour la première fois, Paris, 1839, 2 t. (t. i, p. 195).
[6]    M. Scheler, Bueves de Commarchis par Adenés li Rois : chanson de geste publiée pour la première fois et annotée, Bruxelles, 1874, xvi-187 p. (3775).
[7]    A. Thomas, L'entree d'Espagne : chanson de geste franco-italienne publiée d'après le manuscrit unique de Venise, Paris, 1913, 2 t. (8570 et 8607).
[8]    La chevalerie Ogier de Danemarche par Raimbert de Paris : poëme du xiie siècle, Paris, 1842, 2 t. (12694).
[9]    P.-A. Gratet-Duplessis, Le livre des miracles de Notre-Dame de Chartes, écrit en vers, au treizièle sicèle par Jehan Le Marchant, publié pour la première soi d'après un mansucrit de la bibliothèque de Chartes, Chartres, 1855, xxvii-lxiv-318 p. (p. 102).
[10]  J.-M. Cauneau et D. Philippe, Chronique de l'Etat breton : le bon Jehan et le jeu des échecs, Rennes, 2005, xviii-602 p. (1166 et 2224).
[11]  B.-A. Pocquet du Haut-Jussé, « L'église Saint-Malo de Rome (San-Macuto) », Mélanges d'archéologie et d'histoire, t. 36, 1916, p. 85-108 (p. 88).

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