A plusieurs reprises, notamment à l’occasion de notre étude
sur les origines de l’évêché de Tréguier[1],
nous avons utilisé les pièces du dossier hagiographique de Tugdual, dont
l’accès nous a été grandement facilité par la nouvelle édition des trois vitae du saint,– brève [BHL 8350],
moyenne [BHL 8351], longue [BHL 8353], ainsi désignées en fonction de l’étendue
de leur texte respectif[2], –
assortie d’une précieuse traduction française tout à la fois élégante et
précise, que l’on doit à Fabrice
Kerlirzin[3].
La qualité de son travail fait d’autant plus regretter que ce chercheur n’ait
pas inclus dans son édition l’office du
saint, conservé dans un manuscrit du XVe siècle[4],
ainsi que la courte pièce versifiée [BHL 8352] qui figurait dans la partie la
plus ancienne (XIIe siècle) d’un lectionnaire du chapitre de la
cathédrale de Chartres, hélas détruit en mai 1944[5] ;
heureusement, les 88 vers en question avaient fait l’objet d’une transcription
par les Bollandistes en 1889[6].
*
Ce carmen, comme
l’ont désigné les Bollandistes[7],
apparaît comme un résumé assez sec de la vie du saint ; mais il ne
s’inspire pas directement de la vita
moyenne, dont pourtant une version le précédait dans le manuscrit concerné. En
effet, si l’ensemble avait fait l’objet d’un découpage en 9 leçons, dont le carmen formait la neuvième et ultime lectio, on note que le versificateur
évoque un miracle du saint qui, précisément, ne figure pas dans la vita moyenne ; or, le bénéficiaire
de ce prodige, un certain Gemeon, présenté ici comme gravement fébricitant (messile pestiferum febris pervaserat
unum/acriter astrictum Gemeontem nomine factum)[8],
porte le même nom que le miraculé, parisien lui aussi, qui, dans la vita longue, souffre quant à lui de
paralysie (Vrbem autem introeunti quidam
clari sanguinis nomine Gemion lectulo defertur medioque vico multis
circumstantibus deponitur. Cui miseranda paralysi dissoluto nullum penitus
membrum competens praebebat officium, cujus vita domesticis habebatur odiosa)[9].
Pour autant que l’on admette, avec la majorité des critiques, que la
composition de la vita longue est
postérieure de quelques décennies à celle de la vita moyenne, voilà qui permet de conclure assez péremptoirement,
ou bien (hypothèse A) que le poète a travaillé entre la composition de ces deux
ouvrages, ou bien (hypothèse B) qu’il était plus tardif que leurs auteurs
respectifs. Au reste, l’adjectif pestifer
a pu inspirer l’emploi des termes pestis
et pestilentia dans la vita longue, à moins que ce ne soit
l’inverse.
*
Le dossier hagiographique tugdualien contient une autre pièce
en vers, intégrée au texte de la vita
longue et qui est généralement attribuée à l’auteur de cette dernière. Si
l’hypothèse est tout à fait recevable, d’autant que le savoir-faire littéraire
de l’hagiographe est indéniable, elle n’est cependant pas irréfragable : certes,
les 40 vers en question sont souvent présentés comme venant en quelque sorte « doubler »
et donc renforcer le récit qui figure dans le texte en prose ; mais on peut tout aussi bien
préconiser que l’écrivain s’est inspiré à cette occasion d’une source externe,
dont il a choisi d’insérer un des plus beaux morceaux dans son propre ouvrage. D’ailleurs,
le passage est introduit par la désignation assez vague de « plaintes de
cette sorte » (hujusmodi questibus) :
nous avons affaire en l’occurrence à la déploration
des fidèles d’une église qui, accablés de divers maux, supplient Dieu trinitaire
de leur rendre leur pasteur, un si grand prélat dont ils ont négligé
l’avertissement (Sprevimus, heu tanti
pontificis monitus). Mais quelle est cette église ? Nous l’ignorons. Le nom
de Tugdual n’apparait pas, non plus que tout autre anthroponyme ou toponyme qui
nous situerait en Trégor, ou du moins en Bretagne. Et faut-il comprendre que le
prélat se trouve momentanément éloigné de ses ouailles, ou bien au contraire que
cette séparation est définitive à moins qu’une intervention divine ne permette
son retour ici-bas ? Quant aux malheurs dont la population est frappée, ils
sont identiques à ceux que, sous la plume de Sophocle, les Dieux avaient
déchainés sur Thèbes au temps d’Œdipe : au surplus de la maladie, il faut
ainsi compter la famine et le dépérissement, aggravés par la stérilité de la
nature, des animaux et des hommes. Ce tableau n’a donc pas pour objet d’offrir
une description véritablement réaliste de la situation, mais s’inspire d’un topos littéraire ancien et durable, dont
les recyclages successifs devaient assurer la fortune : on sait combien
l’hagiographie a joué, à l’époque médiévale, un rôle important dans ce genre de
processus. En tout état de cause, il serait vain d’y rechercher un témoignage
sur la peste en Bretagne au Moyen Âge, même si le poète évoque une
« cruelle épidémie » (dira lues).
En revanche, l’épisode fortement marqué au coin du fantastique, dont fait état
l’auteur de la vita longue à propos
de la calamité qui aurait frappé le Léon au temps de Paul Aurélien, rend
paradoxalement un incontestable son de vérité, sans doute pour transposer sur
un mode historico-légendaire des événements assez proches de la période de
rédaction de la vita longue : à
l’instar de l’anecdote mettant en scène Martin, évêque de Tréguier au milieu du
XIe siècle, qui obtient de Tugdual un miracle lors de sa visite
épiscopale dans la paroisse de Plouigneau, cet épisode s’inscrit manifestement
au soutien des revendications trégoroises à l’époque où le territoire diocésain
tendait à s’étendre vers l’ouest au détriment de celui de Léon[10].
*
En conséquence de ce que suggère ce rapide réexamen du dossier
hagiographique de Tugdual, on préconisera qu’il a pu exister un, sinon deux
écrivains distincts des auteurs respectifs de la vita moyenne et de la vita
longue du saint.
1)
La
distinction nous semble assurée en ce qui concerne l’écrivain qui a versifié le
carmen [BHL 8352] : ainsi que
nous l’avons dit, il ne peut s’agir de l’auteur de la vita longue, – car si ces deux textes mentionnent le même nom du
miraculé Gemion, la pathologie de ce dernier est absolument différente, – ni de
l’auteur de la vita moyenne qui
ignore le miracle en question et qui, comme nous l’avons indiqué, travaillait
plusieurs décennies auparavant. Reste la possibilité que le carmen ait été composé par l’auteur de
la vita brève : tandis que Joseph-Claude
Poulin maintient que ce dernier texte doit être considéré comme la tête de
série chronologique des pièces du dossier tugdualien[11],
ce qui a priori exclut son auteur de notre problématique, Hubert Guillotel
évoquait pour sa part la possibilité d’une pièce sensiblement contemporaine de
la composition de la vita moyenne[12], offrant ainsi une fenêtre
d’opportunité pour l’hypothèse A ; en ce qui nous concerne, nous pensons
que la vita brève a été composée
après la vita longue[13],
ce qui permettrait de s’accorder avec l’hypothèse B. Cependant, il est
important de noter qu’aucune de ces deux hypothèses n’a véritablement besoin d’être
rattachée à la vita brève pour être
soutenue : l’auteur du carmen
peut donc être entièrement distinct non seulement des écrivains qui ont composé les vitae moyenne et longue de Tugdual, mais
également de l’auteur de la vita
brève.
2)
La
pièce en vers intégrée à la vita
longue, si elle n’est pas sortie de la plume de l’hagiographe, aurait été
empruntée par lui à un texte sans nécessairement de rapport avec le dossier
tugdualien : dans cette éventualité, il faudrait parvenir à identifier,
sinon la source en question, du moins le contexte littéraire dans lequel elle
aurait pu être élaborée ; mais au-delà de probables réminiscences virgiliennes
et de possibles emprunts au pseudo-Ambroise de Milan, ainsi qu’à Venance
Fortunat, cette déploration ne nous
fait rien connaître de ses origines, ni des circonstances de sa composition.
Ainsi, malgré les éléments que nous avons soumis à réflexion, la prudence nous
incite à reporter momentanément toute conclusion, dans l’attente d’une
confirmation ou d’une infirmation de notre hypothèse.
André-Yves Bourgès
[1] André-Yves Bourgès, « Les origines de l’évêché
de Tréguier : état de la question », Mémoires
de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. 96 (2018), p.
33-53.
[2] Ibidem, p.
49-50.
[3] Fabrice Kerlirzin, Les Vitae médiévales de Saint
Tugdual. Texte établi, traduction inédite et commentaire, Brest, 2012
(Mémoire de master 2 sous la direction de Benoît Jeanjean). Nous remercions F.
Kerlirzin de nous avoir communiqué un exemplaire de son travail.
[4] Ms Paris, BnF, lat. 1148, f.1r-14r ; le texte a
été publié par Arthur de la Borderie, « Saint Tudual. Texte des trois Vies les
plus anciennes de ce saint et de son très-ancien office publié avec notes et
commentaire historique », Mémoires de la
Société archéologique des Côtes-du-Nord, 2e série, t. 2
(1886-1887), p. 117-122.
[6] Analecta
bollandiana, t. 8 (1889), p. 158-163.
[7] Bibliotheca
hagiographica latina, vol. 2 (K-Z), Bruxelles, 1900-1901, (Subsidia hagiographica, 6), p. 1209.
[8] Analecta
bollandiana, t. 8 (1889), p. 162.
[9] F. Kerlirzin, Les
Vitae médiévales de Saint Tugdual…,
p. 57.
[10] Nous revenons sur ces aspects dans un travail en
cours sur les « épendémies »
en Bretagne au Moyen Âge.
[11] Joseph-Claude Poulin, L'hagiographie bretonne du Haut Moyen Âge. Répertoire raisonné,
Ostfildern, 2009 (Beihefte der Francia, 69), p. 377.
[12] Hubert Guillotel, « Le dossier hagiographique de l’érection du siège de
Tréguier », Gwennolé Le Menn et Jean-Yves Le Moing (dir.), Bretagne et pays celtiques. Langues, histoire, civilisation.
Mélanges offerts à la mémoire de Léon Fleuriot 1923-1987,
St-Brieuc-Rennes, 1992, p. 223.
[13] A.-Y. Bourgès, « Les origines de l’évêché de
Tréguier… », p. 50.
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